La Muse Trio a murmuré trois mots : cave à vin, graines, banquier.
Merci à Vicky, Marie-Laure et Sylvie.
6 janvier 1919, New York
Arrivée devant la porte à deux battants, Teresa s’arrêta et, d’un geste machinal, fit glisser une mèche de cheveux rebelle sous sa coiffe. À travers la petite ouverture vitrée, elle voyait la longue travée étroite qui séparait la cinquantaine de lits de la salle commune. La jeune femme détestait cet endroit. Entre elles, les infirmières de l’hôpital Bellevue l’appelaient Le Terminal. Mêmes les patients le savaient, s’ils quittaient leur chambre privée pour la salle commune du rez-de-chaussée, c’était pour toujours.
Ce n’était pas la mort qui dérangeait Teresa. Elle y avait été confrontée très tôt, dans sa famille d’abord, puis au cours de ses études d’infirmière. Aujourd’hui, employée dans le service du Dr Ricken, elle la côtoyait comme une compagne qui voyage tous les jours dans le même train, mais qui ne descend pas au même arrêt. Elle voulait bien échanger avec elle un sourire qui dépassait la simple politesse, mais l’oubliait aussitôt qu’elle n’était plus dans son champ de vision.
La mort était acceptable quand elle mettait fin à la souffrance. Mais l’agonie était insupportable, un tunnel sans fin, une injustice divine. Quel être humain méritait ces affres de douleur, forcé d’accepter ce prolongement inutile et cruel quand l’issue était inéluctable ? La jeune infirmière désespérait, sans pouvoir guérir ni vraiment soulager.
Teresa inspira un grand coup et poussa la porte. Très vite, les sens se saturaient d’odeurs putrides, de gémissements, d’images dantesques de pansements souillés, de regards déments ou éteints, de corps tordus de souffrance.
Malgré cela, elle prenait le temps de s’arrêter auprès de chaque patient, homme, femme ou enfant. Ses mains douces et réconfortantes caressaient sans frémir les bras ridés, les paumes desséchées, les joues humides de larmes. Seul importait le geste d’amour et de compassion, celui qui faisait refluer la souffrance et la honte. La jeune femme se rappelait alors pourquoi elle était là et pourquoi elle avait choisi ce métier.
Elle effleura délicatement le front de la vieille Madame Ferguson, fragile femme de verre au souffle aussi ténu qu’un fil d’araignée, et se dirigea vers le lit suivant. Elle hésita à passer tout droit, mais la pitié l’emporta sur la gêne. Ce n’était pas parce que cet homme avait été président des États-Unis qu’il n’avait pas droit au réconfort. La maladie l’avait descendu de son piédestal, dans la salle commune, tous les lits étaient à la même hauteur.
Tandis qu’elle serrait doucement la main inerte de son illustre patient, elle songea au destin. Cet homme avait connu la notoriété et fait l’expérience de la puissance. Il avait porté fièrement sur ses épaules le poids d’une immense nation et pris des décisions qui avaient impacté des millions de personnes. Durant son mandat, il avait présenté l’image d’un homme fort, rassurant, fiable, juste. La faille préexistait-elle déjà sous l’armure ? ou n’avait-il pas supporté de retourner dans l’ombre après son vol dans la lumière ?
En peu de temps, l’alcool l’avait ravagé, cellule après cellule, neurone après neurone. L’armure avait rouillé, l’intelligence vacillé, le corps lâché, jusqu’à l’effondrement. Il était à Bellevue anonymement, et son image resterait non ternie pour les générations à venir. Mais Teresa l’avait reconnu, et elle jouissait de l’immense privilège de tenir sa main, tout en étant secrètement soulagée que l’homme soit inconscient. Elle n’aurait pas pu soutenir le regard désespéré du président déchu.
Une main se posa légèrement sur l’épaule de la jeune infirmière. Jill, sa collègue, se pencha et lui murmura à l’oreille :
‒ Teresa, Monsieur Roosevelt a une visite, laisse-lui la chaise, s’il-te-plaît.
‒ Oui, bien sûr !
Elle se leva d’un bond et les deux jeunes femmes s’éloignèrent tandis qu’un homme s’approchait du malade. Un profond chagrin se lisait sur le visage dévasté du visiteur, qui se laissa tomber sur la chaise libre. De loin, Teresa vit ses lèvres bouger, tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues. Elle en fut bouleversée. Même à cette distance, elle ressentait l’amour profond qui unissait les deux hommes.
‒ Qui est-ce ? demanda-t-elle à Jill. C’est son fils ?
‒ Non, son fils ne vient pas le voir. Je crois que sa famille proche lui a tourné le dos à cause de l’alcool. C’est un cousin, un homme politique, je crois.
‒ Bel homme en tous cas !
‒ Et marié, ma petite Teresa !
‒ Il a l’air vraiment très triste … j’irais bien le consoler, moi.
‒ Tu es incorrigible ! Mais je crois que le moment n’est pas idéal. C’est vraiment la fin pour ce pauvre Monsieur Roosevelt. Allez, au travail, c’est l’heure des soins de Madame Juno, ne la faisons pas attendre.
Teresa acquiesça et lança un dernier coup d’œil à la silhouette penchée sur le lit de l’ancien président. Elle le sentait au plus profond d’elle-même, la mort toute proche de Theodore Roosevelt serait une déchirure irréparable dans la vie de son cousin et elle le marquerait à jamais.
L’ancien président s’éteignit dans la soirée. Franklin Roosevelt n’avait pas cessé de lui parler, gardant sa main décharnée au creux des siennes.
De grandioses funérailles nationales glorifièrent l’homme d’État, et seul le personnel soignant de l’hôpital Bellevue salua pour la dernière fois l’homme tourmenté vaincu par les démons de l’alcool.
Vingt-trois jours plus tard était adopté le 18ème amendement de la Constitution qui interdisait la fabrication, le transport et la vente d’alcool aux États-Unis.
30 ans plus tard, près de Webster Springs, Virginie occidentale
La neige crissait sous ses bottes fourrées. À cette heure matinale, c’était le seul bruit qui troublait le silence. Thomas Banks accentua son effort pour atteindre le sommet de la colline. Sa respiration régulière embuait l’air glacial. Il était en pleine forme, ses mouvements étaient fluides, puissants, et il sentait l’énergie vibrer dans son corps de colosse taillé à la hache. Il sourit en pensant à sa dégaine. Sous le bonnet de laine, le givre avait figé de multiples boucles de cheveux échappées, lui donnant le visage de marbre d’une statue de dieu grec. L’image était renforcée par une barbe et une moustache fournies qui disparaissaient pour le moment sous de petites stalactites de glace. Quiconque l’aurait croisé, dans le tréfond de cette forêt sauvage, l’aurait très certainement pris pour un bûcheron. Thomas se délectait de cette idée et en jouait, affublé d’une épaisse veste élimée en coton molletonné laissant deviner une traditionnelle chemise à carreaux. Qui aurait pu reconnaître l’ancien banquier, roi de Wall Street à ses heures, sous ce camouflage d’homme des bois ?
Sauf que sa tenue n’était pas du camouflage, simplement une manifestation pratique de sa nouvelle vie, depuis déjà vingt ans.
Et que Banks ne risquait pas de rencontrer âme qui vive. Il était seul, désespérément seul.
L’homme avait atteint la crête qui dessinait une ligne sinueuse d’une blancheur éclatante sur un ciel pâle bleui par l’aurore. Il s’arrêta, les jambes écartées, les mains sur les hanches, pour contempler le vaste domaine qui s’étendait à ses pieds.
À 360°, tout lui appartenait. Plusieurs cours d’eau, quelques lacs, des forêts interminables, des vallons et des collines s’emboîtant en un puzzle naturel d’une beauté époustouflante, changeant au gré des saisons comme pour dévoiler ses variations infinies.
Chaque matin, il arpentait ses contrées, et chaque matin, infiniment seul au sein de cette nature brute, il tentait de se persuader qu’il avait fait le bon choix.
Lorsque Thomas avait pris la décision radicale de changer de vie, il était fabuleusement riche. Mais les dimensions gigantesques des terres qu’il avait achetées n’étaient pas l’expression de sa fortune colossale, mais celle d’un besoin irrépressible de mettre le maximum de kilomètres entre lui et les autres êtres humains. Le profond dégoût qu’il avait eu de lui-même s’était transformé en rejet de la société.
Il avait très vite compris qu’il était doué pour la finance. À peine ses études terminées, il possédait déjà deux petites entreprises qu’il fit rapidement fructifier. Il investissait, jouait en bourse aussi facilement que d’autres se brossaient les dents ou faisaient leur footing. Mais ses affaires décollèrent réellement le jour où il prit conscience que la seule chose qui limitait encore sa fortune, c’était sa morale. Une fois la frontière franchie, plus rien n’avait freiné son expansion. Il avait 30 ans lorsque la société de financement Banks avait ouvert ses portes sur Wall Street.
Tout était sujet à faire de l’argent. Mais malgré son éclectisme, l’homme d’affaires avouait une faiblesse pour le marché de l’alcool sous toutes ses formes. Il possédait plusieurs brasseries qui produisaient des bières artisanales de grande qualité. Il finançait différentes distilleries et importait des vins des plus grandes régions viticoles. Lui-même devint fin connaisseur et entreprit une importante collection de grands crus, dont certains d’une extrême rareté.
À l’annonce de l’adoption en 1919 du 18ème amendement qui marquait le début de la Prohibition, Thomas Banks eut des sueurs froides. Mais grâce à ses relations au sein du crime organisé, il put continuer ses activités pendant quelques années, et sans réelles pertes financières.
L’ex-banquier tapa plusieurs fois ses mains gantées l’une contre l’autre pour les réchauffer. Les premiers rayons de soleil illuminaient un à un les sommets autour de lui. Il était temps d’entamer la descente vers sa somptueuse propriété où l’attendait un petit-déjeuner pantagruélique. La neige avait commencé à se ramollir et Banks s’enfonçait parfois jusqu’aux cuisses. Il piqua directement à travers la pente sans emprunter le chemin, se tenant aux troncs des sapins pour ne pas glisser.
Tout en descendant, alors que son estomac manifestait bruyamment sa faim, Banks songea à cette période particulière. La réaction des Américains à la Prohibition avait surpris le monde entier, et probablement eux-mêmes aussi.
Les arguments des militants pour l’interdiction de l’alcool partaient d’une bonne intention, même s’il paraissait ridicule de mettre les problèmes que connaissait l’Amérique sur le seul dos de la boisson. Le Congrès, applaudi par les pasteurs de toutes les congrégations, pensait ainsi élever le niveau moral des concitoyens. Banks sourit dans sa barbe. Était-ce l’alcool qui affaiblissait la moralité, ou plutôt des hommes à la mentalité douteuse qui avaient tendance à boire ? La loi visait également à faire baisser la criminalité et les violences conjugales. Sans parler d’améliorer la santé et d’en faire diminuer les coûts. D’une certaine manière, le gouvernement cherchait à mettre en place une cure de désintoxication à l’échelle d’un pays, et peut-être même, certain de son rôle de modèle incontesté, à l’échelle du monde entier.
Pendant les premières années de la Prohibition, la résistance s’était organisée. Importations illégales, bars clandestins, marché noir, contrebande, toutes les idées étaient bonnes pour que l’Américain moyen puisse continuer à se saouler et les financiers à se remplir les poches. Mais malgré tous les efforts de la mafia pour alimenter le marché, les bénéfices déclinaient. Le vent de la moralité soufflait si fort que les citoyens avaient diminué leur consommation d’alcool de leur propre chef.
À l’arrivée au pouvoir de Franklin Roosevelt en 1933, le pays était partagé. Une grande partie des Américains, portés par une surprenante ferveur nationale, prônaient l’abstinence. Les partisans de l’abrogation du 18ème amendement, eux, espéraient un retour à la normale, et Thomas Banks en faisait partie. Ce n’était pas qu’une question financière, il avait d’autres sources de revenus. Il ne parvenait tout simplement pas à envisager une vie sans la suavité d’un grand cru ou la délicieuse brûlure d’un whisky single malt.
Les pressions sur le nouveau président étaient fortes et les enjeux considérables. Mais ce que personne ne savait, c’est que dans sa chambre le soir, Franklin Roosevelt ne réfléchissait pas aux conséquences politiques ou commerciales de sa future décision. Penché sur son bureau, la tête dans ses mains, il se souvenait avec émotion du décès prématuré de son cousin Theodore. Il revoyait le corps décharné, le regard perdu et angoissé de cet homme aux portes de la mort. Cet homme qu’il avait aimé plus fort que son propre père.
Aussi, le 5 décembre 1933, lorsque le Congrès vota le 21ème amendement de la Constitution, ce fut un choc. Celui-ci, loin d’abolir la Prohibition comme l’espéraient ses détracteurs, la renforça en interdisant, en plus de sa fabrication, de son transport et de sa vente, la consommation de toute boisson alcoolisée.
Pour Thomas Banks, ce fut la goutte qui fit déborder la cuve. Déjà déstabilisé par la crise de 1929, il sentit sa volonté vaciller. Il avait traversé le krach à la force de sa volonté, uniquement porté par l’espoir de voir enfin la fin de la Prohibition. Il voulait plus que tout revenir à sa passion, faire revivre ses distilleries et continuer sa collection de grands crus.
Ce fut une période troublée pour le banquier. Plus rien n’avait de goût, et même les milliards sur ses comptes en banque ne parvenaient pas à le sortir de son marasme. Les vingt dernières années passées au service de l’argent lui paraissaient tout à coup vides de sens. À quoi bon être riche au-delà des mots s’il ne pouvait pas se dédier à sa passion ?
Lorsqu’il prit la décision de vendre tous ses biens, y compris sa société, il fut surpris du soulagement ressenti. Jamais il n’avait pris conscience du poids que représentaient ses affaires, de la pression vécue au quotidien pour maintenir ce navire gigantesque à flots. Obnubilé par l’argent, il ne s’intéressait qu’au prochain million qui allait atterrir sur son compte. Et soudainement, les yeux ouverts pour la première fois, il voyait s’imprimer en rouge les pertes dans les colonnes de ses livres de comptes. Les pertes d’amis exaspérés, de femmes désabusées, de collègues évincés, d’associés sacrifiés. Les pertes de temps, d’énergie. Les pertes en vies humaines, aussi, innombrables.
Le dégoût l’avait soulevé. Et il n’avait eu plus qu’une seule envie, aller cacher sa honte aux yeux du monde. Se terrer le plus loin possible de tout être humain, jusqu’à ce que toute trace de ses malversations ait disparu de la surface de la Terre.
Il avait fait l’acquisition d’un ranch en Virginie Occidentale, dans les hauteurs de Webster Springs. Les terres qu’il avait achetées autour des bâtiments étaient tellement vastes que même lui ne savait pas exactement combien de milliers d’hectares il possédait. Il avait consacré une bonne partie de sa fortune à rénover le ranch et à aménager ses environs. L’isolement oui, mais dans le confort.
Thomas Banks arrivait en vue de sa maison. Légèrement essoufflé par sa descente rapide, il s’arrêta et prit le temps d’observer la propriété nichée dans la petite vallée. Il adorait son lieu de vie. Le charme de ses vieux murs de pierre, la grande cour pavée, les parois en rondins plaquées ci et là, la barrière blanche qui longeait le corral jusqu’aux écuries. Des érables disséminés dressaient leurs branches dénudées vers le ciel, attendant impatiemment le printemps pour reverdir le domaine. Le jardin, la piscine couverte, la vaste terrasse, le mini-terrain de golf, le stand de tir, tout était recouvert d’une épaisse couche de neige qui ne fondrait pas avant deux ou trois mois.
Mais l’attrait principal de la maison, celui qui avait définitivement séduit le banquier, celui-là demeurait caché aux regards, hiver comme été.
Banks franchit d’un pas vif les derniers mètres restants. Sur le pas de sa porte, il frotta vigoureusement les épaules et les manches de sa veste pour faire tomber la neige qu’il avait récoltée en se faufilant sous les branches des sapins, tapa ses chaussures sur le paillasson métallique et pénétra dans la cuisine. La flambée qu’il avait allumée avant de partir s’était réduite à un tas de braises rougeoyantes, mais il faisait chaud dans la pièce. La table était mise et l’homme affamé n’eut plus qu’à s’installer pour attaquer un petit-déjeuner apte à rassasier toute une équipe de bûcherons.
En rangeant les restes de son repas, il se rendit compte que les victuailles qu’il avait stockées au début de l’hiver ne suffiraient pas jusqu’au printemps. Il mangeait de plus en plus, comme pour remplir un vide dont il ne comprenait pas la cause. Il grommela, en songeant à la route qui l’attendait pour aller au ravitaillement. Si la neige ne fondait pas rapidement, il serait obligé d’aller à skis jusqu’à Maple Creek. La descente ne serait pas un problème, mais remonter à pied lourdement chargé représentait un défi, malgré sa parfaite condition physique.
Il était bien loin, le temps où il se faisait livrer par les hommes du village. Plus personne ne voulait monter, et c’était probablement sa faute.
Les jours avaient passé sans que Banks ne s’en rende compte. Il ne parvenait pas à se décider à prendre la route du village. L’idée d’affronter les regards l’effrayait. Lorsqu’il s’était installé il y a vingt ans, il avait volontairement réduit au strict minimum les contacts avec les gens du coin. À l’époque, il se supportait à peine lui-même, terrassé par la prise de conscience du mal qu’il avait essaimé autour de lui, et il se sentait incapable d’entrer en relation avec les autochtones. Son rapport avec les autres était tellement perturbé qu’il ne savait pas s’il méprisait ces gens simples comme il avait l’habitude de le faire pendant la première partie de sa vie, ou s’il voulait éviter de les contaminer par sa noirceur.
Il s’était très vite forgé une réputation de solitaire acariâtre qu’il valait mieux ne pas déranger. Il aurait été étonné de voir que ces gens si simples possédaient une imagination folle pour lancer toutes sortes de rumeurs.
Il fut tour à tour banquier en faillite, mafieux repenti, espion à la retraite, témoin d’un crime menacé de mort, chanteur célèbre fuyant des hordes de fans, philanthrope atteint d’une maladie incurable, écrivain cherchant l’inspiration, agent de la CIA infiltré et poursuivi par un cartel de la drogue. Les femmes aussi cancanaient, attirées par sa haute stature et l’aura de mystère qui l’entourait.
Au début, des hommes du village étaient chargés de monter du ravitaillement pendant la période hivernale. La plupart du temps, l’homme restait invisible. Ils posaient les provisions sous le porche et récupéraient l’argent dans la boîte aux lettres. Mais parfois, ils apercevaient sa silhouette immobile dans les bois juste au-dessus de la maison. L’homme les observait, le visage figé et le regard glacial, et il semblait bien que l’ombre noire au bout de son bras soit un fusil. Heureusement, le reste de l’année, Banks utilisait son pick-up ou ses chevaux, et les villageois étaient soulagés d’éviter cette corvée.
Cet après-midi-là, Banks revenait du bûcher, les bras chargés de bois sec. La neige étincelait sous les rayons du soleil. Il aimait par-dessus tout cette blancheur quasi immaculée, à peine souillée par les traces de ses pas. Il avait l’impression constante d’un bain de pureté, les rudesses de cette existence proche de la nature ponçaient littéralement son être, le lissaient jusqu’à ce que s’effacent les stigmates de sa vie passée. L’air vif le purifiait, le soleil réchauffait ses cellules vides d’amour, le silence apaisait le vacarme de ses regrets.
Une ombre noire légère voleta dans son champ de vision. Thomas suivit des yeux l’oiseau qui virevoltait dans le bleu du ciel. Une sittelle. Elle s’approcha de la mangeoire, se posa et repartit aussitôt. Étrange, songea l’homme, il n’y a probablement plus de graines. Il lui avait bien semblé voir moins d’oiseaux ces derniers jours. Il en avait éprouvé du chagrin, de celui que l’on ressent lorsque l’on perd une présence vitale. Ces petits volatiles étaient sa seule compagnie en hiver, il passait des heures à les regarder tournoyer et pépier au-dessus de la mangeoire.
Thomas avait fabriqué lui-même cette cabane destinée à nourrir ses petits compagnons. Au début, ceux-ci, farouches, refusaient de la visiter malgré la tentation des graines. L’homme avait placé la mangeoire de l’autre côté de la cour le temps que les oiseaux s’habituent à sa présence, puis l’avait rapprochée de plus en plus jusqu’à sa place actuelle, près du porche.
Thomas entra dans la cuisine pour poser ses bûches. Il attrapa le sac de graines et ressortit garnir la mangeoire. Puis il s’installa sur le vieux banc de bois après l’avoir débarrassé de la neige. Les oiseaux ne se firent pas attendre et revinrent picorer avec enthousiasme. Le ballet coloré des mésanges, des roitelets, des pinsons, des moineaux ravissait l’homme éperdu de solitude. Lui qui avait cru pouvoir se passer de présence humaine, quelle prétention ! En réalité, il dépérissait, privé du contact avec ses semblables. Il désespérait de pouvoir à nouveau entendre un chant, un rire d’enfant. Au point où il en était, même une bordée d’injures lui aurait réchauffé le cœur.
Un éclair bleuté attira son attention et sa poitrine se gonfla d’espoir. Le geai bleu était revenu ! Il ne l’avait pas vu depuis plus d’une semaine. Il sortit quelques graines du sac, les plaça à l’autre bout du banc et attendit. Le geai, posé sur la barrière, l’observait du coin de l’œil. Finalement tenté, il s’envola et en quelques battements d’ailes, gagna le banc sur lequel Thomas restait totalement immobile.
L’oiseau bleu grapilla quelques grains, mais au lieu de repartir, s’approcha en petits bonds gracieux. Thomas tendit timidement une main dans laquelle il avait déposé un petit tas de graines. Le geai n’hésita pas et sauta dans la paume offerte. Les yeux de Thomas se remplirent de larmes de reconnaissance. Patience et humilité avaient eu raison de la crainte du bel oiseau bleu.
Et tandis que le geai picorait tranquillement au creux de sa main, Thomas eut une idée. Et s’il parvenait à apprivoiser les villageois comme il avait réussi à le faire avec le geai ? Il suffisait de trouver de quoi les attirer.
La solution s’imposa à lui avec la force d’un ouragan. Mais bien sûr, il avait tout ce qu’il fallait !
Sa passion cachée, sa raison de vivre. Demain, il descendrait la voir.
Thomas n’avait pas dormi de la nuit. Il s’était tourné et retourné dans son lit, vibrant de plans et de stratégies. Il voyait déjà dans la cour de sa propriété de petits groupes de personnes devisant joyeusement, les joues rosies du plaisir de partager ces moments d’amitié. Les enfants joueraient un peu plus loin dans le jardin, il fabriquerait une balançoire, une cabane. Il apprendrait à cuisiner des plats réconfortants qui nourriraient de grandes tablées, il imaginait des fêtes qui se prolongeraient tard dans la soirée, sous des guirlandes d’ampoules colorées. Il pourrait même aménager quelques chambres pour les invités qui n’auraient pas envie de redescendre dans la nuit jusqu’au village.
Le matin le trouva épuisé par sa nuit blanche, mais surexcité par son projet. Il prit un petit-déjeuner rapide et s’habilla chaudement, mais pas pour sa promenade habituelle. Il prit une lampe-torche, au cas où les plombs auraient sauté, ce qui arrivait parfois. Il n’était pas descendu dans la grotte depuis plusieurs semaines, et il se rendit compte que ça lui avait manqué.
Une bourrasque glacée fit voltiger sa tignasse mal coiffée lorsqu’il ouvrit la porte d’entrée. Le ciel gris était bas et un fin grésil traversait la cour presque horizontalement sous l’effet d’un vent violent. Thomas referma rapidement la porte pour éviter la perte de chaleur, enroula son écharpe autour de son cou et la remonta au-dessus de son nez. Il rentra la tête dans les épaules et affronta la tourmente, courbé en avant. Heureusement, il n’allait pas loin. La neige fine et glacée lui cisaillait la peau du front et les oreilles, et pensa un peu tard qu’il aurait dû mettre son bonnet de laine. Il contourna le bâtiment principal, longea les écuries et s’engagea dans une trouée ouverte dans les bois. Un semblant de chemin qui contournait une petite colline recouverte de sapins l’amena une centaine de yards plus loin, devant une porte en bois encastrée dans la roche. Thomas batailla un moment pour ouvrir le cadenas gelé. Puis il ouvrit le battant et tâtonna dans la semi-obscurité pour trouver l’interrupteur. Il soupira de soulagement lorsque la lumière s’alluma, dévoilant un escalier grossièrement taillé dans la roche qui s’enfonçait dans les profondeurs de la grotte.
S’appuyant d’un côté à la paroi rocheuse, l’homme entama une descente prudente. L’escalier était toujours humide et glissant. Au fur et à mesure qu’il plongeait dans les entrailles de la montagne, Thomas sentait l’exaltation le gagner. Cet endroit était son sanctuaire, à la fois le refuge qui le protégeait de la dureté du monde et le cœur qui propulsait le sang de la vie dans ses veines.
Il pouvait dénouer son écharpe et ouvrir sa veste. En comparaison de l’univers glacé du dehors, la grotte était un havre de douceur. Hiver comme été, il y régnait une température constante de 12 degrés. La température idéale pour conserver du vin.
La salle dans laquelle l’escalier débouchait était immense et très haute de plafond. Son aménagement avait coûté une fortune à Banks. L’électricité alimentait des rampes lumineuses fixées aux parois de la grotte. Il avait ajouté une pompe qui maintenait l’hygrométrie à 75% et une ventilation sophistiquée. Des centaines d’étagères en bois meublaient cette cave à vin très spéciale, très certainement la plus grande cave privée qui ait existé dans le monde, à l’époque où ce n’était pas illégal.
La collection de Thomas se montait à plus de 85’000 bouteilles de vins, champagnes et spiritueux de divers pays. Lorsque le Congrès avait voté l’introduction du 21ème amendement qui interdisait la consommation d’alcool, le banquier n’avait pas pu se résoudre à se défaire de ses précieuses bouteilles. La nécessité de cacher sa collection avait grandement influencé sa décision de changer de vie et l’avait forcé à choisir un lieu adéquat pour l’abriter. Il se rappelait encore la joie qu’il avait ressentie quand l’agent immobilier qui lui faisait visiter la maison de Webster Springs lui avait négligemment montré la grotte, persuadé que son client n’y verrait aucun intérêt.
Le déménagement avait été long et compliqué, mais tous les problèmes se résolvent quand on y met le prix. Thomas ne regrettait rien. Cette cave illégale était la seule chose qui le maintenait en vie. Il y descendait régulièrement, surtout pour vérifier les données des appareils, mais aussi simplement pour contempler l’œuvre centrale de son existence. Il remontait un grand cru de temps en temps et le dégustait seul dans sa cuisine, les papilles en joie et les larmes aux yeux.
Mais cette fois-ci, sa cave allait servir un projet d’envergure. La seule question qui restait en suspend était de savoir si les villageois s’étaient adaptés à l’abstinence forcée, ou s’ils restaient encore en eux une trace de cet irrépressible désir, de cette propension inscrite dans leurs gènes, refoulée depuis plus de 15 ans et ne demandant qu’à resurgir, ce goût de l’alcool sous toutes ses formes.
Comme pour les oiseaux, il fallait d’abord déterminer la graine idéale, celle qui leur donnerait envie d’y revenir. Il hésita longuement entre un whisky, la boisson de l’Américain par excellence, et un vin rouge, un grand cru classé qui ne pourrait que les éblouir. Sa propre préférence fit pencher la balance, et il choisit un Château Ausone de 1929, une pure merveille pour le palais. Peut-être un peu trop d’ailleurs pour des rustres sevrés d’alcool depuis de longues années, mais il lui fallait mettre toutes les chances de son côté pour la réussite de son plan.
Le prochain jour de beau temps, il s’équiperait pour une expédition ravitaillement, et il profiterait de l’occasion pour déposer son appât. L’impatience faisait vibrer sa poitrine, et il sentit une trépidante envie de pousser la chansonnette chatouiller sa gorge.
Ce soir-là, Thomas Banks but une bouteille de son meilleur cognac et chanta à tue-tête, seul dans sa cuisine, mais peut-être plus pour très longtemps.
Cela faisait quinze jours que Thomas avait déposé la bouteille de Château Ausone dans une cabane de chasse au-dessus du village. La neige devait avoir suffisamment fondu pour que les chasseurs se soient autorisé une virée dans la forêt, et la cabane était un arrêt incontournable. Il était temps d’aller voir si la première partie de sa stratégie d’apprivoisement avait fonctionné.
À son retour, Thomas jubilait. Il avait trouvé la bouteille vide, abandonnée sous un banc dans la cabane. Les chasseurs n’avaient probablement pas osé la ramener au village, même s’il n’y avait plus de contrôles de police depuis plusieurs années. Pour Banks aussi, le problème des bouteilles vides s’était posé. Il avait dû faire taire la petite voix qui lui criait que ce n’était pas très respectueux pour la nature : il les jetait dans un gouffre tout au fond de sa grotte, un abîme si profond qu’il n’entendait même pas le verre toucher le fond.
Pour la deuxième partie de son plan, l’homme choisit de disséminer cinq bouteilles dans des lieux fréquentés proches du village. Et comme la première fois, le vin fut dégusté dans sa totalité. Tout se passait à merveille et Thomas attaqua la phase finale, qui équivalait à rapprocher la mangeoire de sa propriété. Il comptait sur l’arrivée du printemps. Les gens allaient sortir de leurs tanières après les longs mois d’hiver et partout où leurs pas les mèneraient, ils trouveraient des bouteilles cachées, comme une gigantesque chasse à l’œuf de Pâques.
Il était bientôt l’heure de l’apothéose.
Les beaux jours surprirent Thomas en pleine effervescence. Il n’avait pas pris le temps de préparer son jardin, ne faisait plus le ménage, mangeait à peine, de la viande séchée, du fromage et du pain, sans prendre le temps de cuisiner. Il passait sa journée dans la montagne, apportant des dizaines de bouteilles pleines aux endroits stratégiques, et ramenant les vides pour les jeter dans le gouffre. Les appâts convergeaient clairement vers sa maison, et n’en étaient plus distants que d’un mile ou deux. Nageant en pleine euphorie, l’homme ne dormait plus. Il savait qu’il était proche du grand final.
Il aurait bientôt la réponse à la grande question : les villageois resteraient-ils une fois le dernier acte joué ?
Le 1er mai avait lieu la fête du village, comme chaque année. Le moment était idéal, les habitants seraient tous là, et certainement de fort belle humeur.
Il consacra une semaine à nettoyer, réparer, aménager. Il fallait que tout soit parfait pour accueillir les visiteurs qu’il attendait en masse. Il prépara des petits fours, des salades, des plats entiers de viande à griller. Quand il estima que tout était prêt, il mit son plus beau costume, chargea son pick-up de bouteilles et partit semer ses petits cailloux.
Depuis le pré derrière le village, celui qui accueillerait la fête, il déposa le long du chemin une bouteille tous les cent yards environ, balisant le trajet de grands crus qui valaient des fortunes. Mais pour Banks, la fin définitive de sa solitude valait tous les sacrifices financiers.
Il déposa la dernière bouteille de vin devant la porte en bois qui menait à la grotte. Il déverrouilla le cadenas, entrebâilla le battant et alluma la lumière, pour que ses futurs visiteurs s’introduisent en toute confiance dans la caverne aux merveilles.
Puis il alla s’installer dans son fauteuil, près de la cheminée, se servit un cognac et attendit.
Ce fut tard dans la nuit qu’il entendit un brouhaha joyeux qui se déplaçait le long du chemin. Discrètement, il jeta un coup d’œil dehors, à demi dissimulé par le rideau. Un cortège d’hommes et de femmes cheminaient gaiement, éclairés par des torches flamboyantes. D’après les gesticulations, les cris et les rires stridents, il semblait que ses hôtes avaient dû consommer la totalité des bouteilles disposées sur leur trajet, et Thomas en ressentit une immense joie. Ses invités étaient sans conteste à la hauteur de ses attentes.
Le bruit disparut progressivement tandis que la horde de fêtards contournaient la colline et se rapprochaient de la grotte. Thomas aurait tout donné pour les voir découvrir leur cadeau, mais il préféra les laisser jouir de la surprise sans être gênés par sa présence. Il descendrait dans la cave au petit matin.
Thomas était assis sur la dernière marche de l’escalier. La caverne était jonchée de bouteilles vides, dont certaines avaient été brisées. Une puissante odeur de vin, mêlée à différents effluves corporels, prenaient aux narines, mais il ne sentait rien. Depuis plus d’une heure, il regardait, hébété, le tableau hallucinant créé par une centaine de corps entremêlés, des pantins de chiffons enlacés dans des positions complètement folles.
En arrivant, il les avait cru morts, et son cœur avait fait un bond dans sa poitrine. Mais une cacophonie de ronflements l’avait vite rassuré. Il se sentait un peu honteux malgré tout. Il n’avait pas pensé que les organismes de ses invités supporteraient mal une telle dose d’alcool après quinze ans d’abstinence. Ils seraient bons pour une bonne gueule de bois. Thomas était remonté dans sa cuisine pour leur préparer un plein bidon de sa mixture spéciale, le remède garanti contre les effets d’une soirée trop alcoolisée : huile de tournesol, jus de tomate et de céleri, jaune d′œuf, un peu de piment d′Espelette, sel, poivre, jus de citron et quelques lampées de cognac.
Quelques corps commençaient à bouger dans la mêlée. C’était le moment de vérité. Les piégés seraient-ils reconnaissants pour le cadeau hors de prix que Thomas leur avait offert ? Ou au contraire lui en voudraient-ils pour la manipulation dont ils avaient été victimes ? Au fur et à mesure que les villageois émergeaient de leur sommeil, Thomas leur apportait un verre de sa potion magique. L’effet était presque immédiat, les regards s’éclairaient, les dos se redressaient, certains souriaient même au souvenir de cette nuit mémorable.
Jimmy Forster, le boulanger, avait été le plus acharné des détracteurs de l’ancien financier. Il fut le premier à se lever. Tanguant un peu, il se tourna en direction de Banks. Il se mit à frapper lentement ses mains l’une contre l’autre, et le claquement se réverbéra sur les parois rocheuses de la grotte.
Pendant un instant, rien d’autre ne se passa, tandis que l’écho atteignait le fond de la gigantesque salle. Puis d’autres villageois se relevèrent et se mirent à battre des mains, d’abord timidement, puis de plus en plus fort.
Debout sur les marches de l’escalier, Banks pleurait. La caverne entière vibrait sous les applaudissements et les ovations d’une foule trépidante de gratitude. D’un pas léger, l’homme se mit à remonter vers la lumière du jour, tandis que les battements de son cœur jouaient l’Hymne à la joie dans sa poitrine. Il fallait qu’il aille préparer du café en quantité, faire cuire des œufs et des pancakes, allumer les barbecues. Il y a une foule de choses à faire quand on a autant d’amis.