L’air est doux ce matin. Il est sorti précipitamment de son appartement sombre aux rideaux tirés, pressé par une soif soudaine d’air frais et de lumière. Sur le pas de la porte cochère, il s’arrête, giflé par les rayons pourtant timides d’un soleil à peine levé. Les yeux plissés par la lumière et par l’effort, le souffle court, il fait quelques pas précautionneux, comme un explorateur foulant respectueusement une terre inconnue.
Bien qu’il soit encore tôt, la rue est déjà effervescente. Les voitures roulent trop vite pour l’étroitesse de la voie. Des ralentisseurs ont été érigés le mois dernier, mais les automobilistes freinent au dernier moment, comme si les secondes gagnées sur leur trajet allaient allonger leur existence. Un concert de klaxons s’élève un peu plus loin : un camion-poubelle bloque la rue, et il ne reste aux conducteurs devenus fous qu’à ronger leur frein en regardant les hommes de la voirie s’activer. À chaque fois, confortablement installés derrière le volant de leur bijou roulant toutes options, une pensée satisfaite les traverse, heureusement qu’ils ont un bon boulot, eux, pas besoin de s’avilir à ramasser les déchets des autres.
Il s’éloigne du bouchon qui grossit encore. Le bruit de la rue lui transperce la tête et y laisse sa marque, un bourdonnement continu et lancinant comme une trace de pneu sur l’asphalte. Il avance lentement, les yeux baissés sur le trottoir, un peu effrayé par la vitesse des passants qui le frôlent sans le voir. Depuis combien de temps n’a-t-il pas marché comme ça, simplement, sans but, sans l’œil vissé à sa montre et l’oreille collée au téléphone ? Si on lui posait la question maintenant, il ne répondrait pas qu’il ne s’en souvient pas. Non, il dirait qu’il ne l’a jamais fait.
Le bruit de la circulation s’estompe, il a tourné machinalement dans une ruelle plus calme. Il respire mieux, redresse légèrement les épaules et s’enhardit à lever les yeux du trottoir. À deux pas de chez lui, il découvre un petit jardin public caché derrière une haie sauvage, une boulangerie vieillotte, mais d’où s’exhale une délicieuse odeur de pain frais, une fontaine crachant un filet d’eau par la bouche d’un animal étrange, peut-être une loutre, il n’en sait rien. Il est sous le charme de cette ruelle un peu désuète, hors du temps. Même les gens qu’il rencontre lui paraissent plus souriants, plus beaux, certains inclinent la tête ou le saluent d’un bonjour discret. Une forme de douceur pénètre doucement sa conscience emmurée, barricadée d’obligations, d’objectifs, de règles. Il s’en défend un peu, de peur de permettre à la faiblesse de l’envahir. Mais la muraille déjà lézardée ne demande qu’à se laisser déborder, et il s’aperçoit que bien-être n’est pas mollesse. Il en est le premier surpris.
Il aura fallu ce coup de tonnerre dans le ciel bleu de son avenir professionnel. Licencié économique, donc rien à se reprocher, c’est juste une conjoncture défaillante qui en est la responsable. Il a tout donné à son travail, y a perdu sa vie de famille, sa tranquillité d’esprit, et, même s’il rechigne à se l’avouer, sa dignité. Des mois qu’il essaie de se remettre de ce séisme qui n’a pas seulement détruit l’édifice patiemment construit de sa carrière, mais qui a implacablement ébranlé ses fondations, sa foi en la société, sa confiance née d’une éducation rigide mais solide, sa conviction que l’argent fait le bonheur, même s’il est amassé sans vergogne.
C’est donc cela qu’il doit revoir, sa notion du bonheur ! Que reste-t-il quand travail, famille, amis, argent se sont volatilisés ? Tandis que ses pensées se déroulent comme un tapis ancien découvert au grenier révèle ses merveilles, ses pas vagabonds le conduisent à une petite place pavée, ombragée par de vieux chênes séculaires. Il se laisse choir sur un banc et s’abandonne à la quiétude du moment.
Autour de lui, les promeneurs tissent la toile de leurs pérégrinations, insouciants du fracas du monde. Il cherche les étoiles dansant dans leurs yeux, les signes du bonheur dans leurs démarches nonchalantes, les clés de la joie de vivre dans leurs gestes quotidiens. Ici, deux amoureux se tiennent la main. Là, une vieille dame tire un caddie bien trop rempli pour elle seule, joyeux présage d’un repas de famille annoncé. Un homme baraqué, furieusement barbu, en veste de camouflage et gros bottillons militaires, s’accroupit et parle affectueusement à un chien minuscule et hérissé de poils qui le regarde avec adoration. Quelques enfants, têtes penchées réunies en un cercle d’amitié, piochent dans un paquet de biscuits comme dans une malle au trésor, et leurs rires résonnent comme du cristal. Un vieillard, ancré sur son banc comme s’il en faisait partie, lance silencieusement des miettes aux pigeons, et c’est sans nul doute à ses yeux l’activité la plus importante de la Terre. Les yeux levés vers le ciel, une femme trottine, serrant dans ses mains une rose unique dont la tendre couleur pastel soupire l’amour d’un homme.
Il va marcher aujourd’hui, et les jours suivants, jusqu’à ce que son âme violentée, engourdie, trouve le chemin de la paix. Il va exister pour ce qu’il est et non à travers ce qu’il fait. Il va vivre et non survivre.
L’important, c’est la rose.