La nouvelle s’étale en une du journal … Drôles de jardiniers dans le potager partagé !
Sylvain repose lentement le feuillet de « La Gazette du pays de Guingois » sur la table. L’œil vague, il saisit machinalement sa tasse et boit une gorgée du café refroidi. À son avis, le titre de l’article ne reflète pas vraiment la situation, l’histoire n’a en réalité rien de drôle. Mais c’est le rédacteur en chef qui l’a choisi, et ses décisions ne se discutent pas. Autour de lui, la terrasse du troquet bruisse de conversations, qui, ce matin, sont assourdies et fébriles, loin de l’animation joyeuse qui prévaut d’habitude au café des Amis. Sylvain capte les regards chargés d’incrédulité, de sarcasme, voire de pitié ouvertement lancés dans sa direction. Mais il s’en moque. Qu’importe le ridicule, l’absence soudaine de son ami l’attriste beaucoup plus.
Il fixe la signature au bas de l’article. Sylvain Bonnet. Pour la première fois, il ne ressent aucune fierté à voir son nom écrit sur le journal. Il aurait préféré ne jamais écrire ce papier, rester l’éternel gratte-papier des chiens écrasés. Pour son premier article à la une, c’est cher payé. Son regard glisse sur l’avis de disparition qui jouxte son reportage. La photo d’un Fred souriant et un peu plus jeune lui étreint le cœur. Il a perdu son meilleur copain, et il ne pourra probablement jamais raconter à personne comment il a disparu.
Des rires bruyants le sortent de sa triste rêverie. À la table d’à côté, un groupe d’habitués se bidonnent en lui lançant des regards en coin. Il les connaît bien, ils prennent souvent le café ensemble le matin. Julien, l’apprenti boucher, se tourne vers lui, pointe un index légèrement recourbé dans sa direction et articule d’une voix aigrelette :
‒   E.T. …téléphone … maison …
Et les rires hystériques reprennent de plus belle. Sylvain se lève, pose quelques pièces de monnaie sur la table et s’éloigne, morose. Il se peut que sa toute nouvelle carrière de journaliste ne se relève jamais de cette humiliation.
Ses pas le dirigent vers le chemin du canal. Il n’ira pas au local du journal ce matin, il a besoin de marcher, de respirer et surtout de réfléchir. Au bruit d’une cavalcade derrière lui, il s’arrête et se retourne, furieux. Ils ne peuvent pas lui foutre la paix, non ? Mais ce n’est que Nicolas, un autre journaliste de « La Gazette du pays de Guingois ».
‒   Sylvain, attends-moi !
‒   Laisse-moi, je n’ai pas envie de parler !
‒   Ouais, je comprends, mais ne t’inquiètes pas, ça va se tasser.
‒   C’est pas ça le problème, je m’en fous qu’on se moque de moi. Quand on veut faire du journalisme, il faut être prêt à ne pas plaire à tout le monde.
‒   Alors, c’est quoi le problème ?
‒   Je ne peux pas le dire…
‒   Allez, on se connaît depuis longtemps, tous les deux. Tu sais que tu peux tout me raconter, ça sert à ça, les amis, non ?
Sylvain est indécis, il a eu sa dose de ridicule aujourd’hui. Mais la boule qui s’est formée dans sa poitrine menace d’exploser, l’histoire a besoin d’être contée. Pour relâcher la pression, et pour Fred. Il prend son ami par le bras, et le tire vers le tronc d’un arbre abattu, en retrait du chemin. Ils prennent place à califourchon sur le tronc, face à face. C’est là que Nicolas remarque la pâleur inhabituelle de son collègue. Ils restent silencieux quelques instants, puis Sylvain inspire un grand coup et se lance :
‒   L’article dans le journal … ce n’est qu’une partie de l’histoire. Grand Dieu, je voudrais tellement que Fred ne soit jamais venu me voir. Rien de tout cela ne serait arrivé, et il serait encore avec nous, à nous faire rire avec ses blagues débiles.
‒   Tu veux dire que la disparition de Fred a quelque chose avec voir avec cette folie dans le potager ?
‒   Oui, mais je ne pouvais pas en parler, tu vas vite comprendre pourquoi. Je vais te raconter l’histoire depuis le début, ça sera plus simple. Fred est passé au journal il y a trois jours. Tu le connais, toujours exalté par quelque scoop déjanté ! Donc il me demande si je suis déjà allé visiter le nouveau potager communal. Comme tu le sais sûrement, le vieux Gaspard a prêté un bout de son terrain à une collectivité d’habitants qui voulaient cultiver des légumes bio. La plupart de ces gens n’y connaissent rien, mais ils sont plein de bonne volonté et prêts à s’entraider.
‒   Oui, ma femme en fait partie. Les légumes qu’elle ramène à la maison sont moches et tordus comme s’ils avaient été contaminés par le nuage de Tchernobyl, mais bon, elle en est tellement fière ! Mais j’avoue qu’ils sont très bons.
‒   Maintenant, plus personne ne va vouloir en manger. Bref, Fred m’emmène voir ce potager.

Sylvain et Fred étaient partis à pied, le terrain du vieux Gaspard n’étant pas très loin du village. Le journaliste râlait un peu, il avait du boulot en retard, et voulait savoir ce que son ami avait à lui montrer de si important. ‒   Tu verras, ça vaut la peine, lui avait répondu Fred, en clignant de l’œil d’un air mystérieux.
Le potager communal était entouré d’une simple barrière en bois. Personne n’aurait eu l’idée de chaparder des légumes à l’aspect aussi peu engageant, de toute manière. Il était divisé en longues bandes de terre bordées par des planches. Dans certaines de ces plates-bandes régnaient une folle anarchie végétale, à croire que l’apprenti jardinier qui s’en était occupé avait simplement jeté en l’air un sachet de graines mélangées et attendu de voir ce qui allait pousser. Les plantes s’étouffaient les unes les autres, et de courageux légumes tentaient d’atteindre la lumière à travers cet enchevêtrement de jungle miniature. D’autres tentatives de plantation ressemblaient plus à une expérience visiblement réussie sur la désertification, ou peut-être à un essai de culture sur sol lunaire.
‒   Tu comprends ce que je voulais dire ! Et maintenant, viens voir par-là, lui avait dit Fred, en le conduisant dans un recoin du potager.
Sylvain avait ouvert de grands yeux en voyant la plate-bande que lui montrait son ami. Une multitude parfaitement ordonnée de légumes plantureux, dodus, d’une taille très nettement supérieure à la moyenne. Les légumes flamboyaient, Sylvain ne trouvait pas d’autre mot pour exprimer cette mosaïque de couleurs vives qui resplendissaient sous le soleil. Rien qu’à les regarder, on avait l’impression de sentir leur jus odorant couler entre les doigts, et dans la bouche, les papilles s’agitaient déjà dans l’attente de leur saveur.
‒   Ça t’en bouche un coin, jubilait Fred, rigolard. Puis d’un ton plus sérieux :
‒   Ça fait une semaine que j’essaie de comprendre comment c’est possible, mais je n’ai pas trouvé. Personne ne s’occupe de cette plate-bande pendant la journée. Je voudrais que tu restes la nuit ici avec moi pour voir s’il se passe quelque chose. De toute façon c’est suffisamment étrange pour en faire ton premier article, tu ne penses pas ? Depuis le temps que tu cherches un sujet original pour que ton patron te remarque !
Bien sûr, Sylvain avait accepté, et les deux amis s’étaient installés pour la nuit dans une petite cabane de jardin.

Sylvain interrompt son récit et fait une petite grimace à Nicolas qui l’écoute, attentif :
‒   Bon, jusque-là, rien de spécial, et la suite est dans l’article. J’ai décrit comment nous avons été surpris au milieu de la nuit par un drôle de bourdonnement, qui faisait trembler nos tympans, et qui créait aussi une sorte de vibration surnaturelle dans nos os. C’était une sensation très perturbante. En regardant par la petite fenêtre de la cabane, nous avons vu s’avancer cet énorme vaisseau extra-terrestre. Il était entièrement noir, fuselé comme un suppositoire géant, et nous ne pouvions apercevoir ses contours que grâce à la pleine lune qui éclairait la scène. Nous étions tétanisés, et à toi j’ose l’avouer, nous nous sommes saisi la main tellement nous étions effrayés. Puis un disque d’environ 4 mètres de diamètre s’est détaché de l’aéronef et s’est mis à descendre très lentement en direction du potager. Sur le disque se tenaient trois êtres d’une beauté stupéfiante !
Sylvain se remémore la scène surréaliste qui s’était déroulée sous leurs yeux. Les trois extra-terrestres ressemblaient à des terriens, mais qui auraient été génétiquement modifiés pour obtenir la quintessence d’un être humain. Ils n’étaient que délicatesse, harmonie et grâce. Ils étaient tout simplement parfaits.
Le disque s’était arrêté quelques mètres au-dessus de la plate-bande, et un rayon bleuté avait surgi des profondeurs de la nuit. Le halo avait recouvert la plate-bande pendant quelques minutes. Puis un de ces êtres avait « cueilli » un volumineux concombre en le téléportant et le disque était remonté sans un bruit jusqu’au vaisseau où il s’était encastré. Puis le bourdonnement s’était à nouveau fait entendre, et le vaisseau avait subitement disparu de leur vue.
Fred et Sylvain n’avaient pas pu prononcer une parole pendant les dix minutes suivantes. Ils regardaient hébétés par la fenêtre, sans vraiment savoir s’ils préféraient que les splendides extra-terrestres reviennent ou s’ils ne voulaient plus jamais être confrontés à une scène aussi déstabilisante.
La nuit était retombée sur le potager, mais les légumes irradiés brillaient d’une phosphorescence bleutée. Fred semblait réfléchir.
‒   C’est cette … énergie bleue qui rend les légumes aussi beaux, et tu as vu, ces E.T. d’une beauté phénoménale étaient eux aussi entourés d’un halo bleu. Je ne sais pas ce que c’est, mais je veux l’essayer !
‒   Ah oui, et qu’est-ce que tu comptes faire ?
‒   La nuit prochaine, je vais me cacher parmi les légumes, et je vais me faire irradier !
‒   T’es malade ? Tu n’as aucune idée de ce que ça pourrait te faire !
Mais Sylvain savait qu’il serait impossible de raisonner son ami.
‒   Si tu reviens ici la nuit prochaine, je t’accompagne !

Nicolas secoue son ami par le bras :
‒   Et c’est ce que vous avez fait ? Vous y êtes retournés tous seuls, sans prévenir personne !
‒   Oui, nous y sommes retournés, pour notre malheur.
‒   Qu’est-ce qui est arrivé à Fred ?
Sylvain avale sa salive. Sa voix n’est plus qu’un murmure et Nicolas doit tendre l’oreille pour entendre la suite.
‒   Comme il l’avait prévu, Fred s’est caché derrière les plants de tomates. C’était facile, ils faisaient presque deux mètres et étaient surchargés de tomates rouge vif grosses comme des melons. Depuis la cabane, je le voyais parfaitement, il était assis en tailleur, et il se retournait souvent pour me faire un signe, il était excité comme un gamin qui sait qu’il fait une bêtise, mais qui ne peut pas s’en empêcher. Cette fois-ci, j’avais pris mon appareil photo et j’ai pu réaliser ce cliché incroyable, au moment où le disque est descendu. Et malgré ce que pensent les gens, cette photo n’est pas retouchée. Puis le rayon bleu est apparu, comme la nuit précédente.
‒   Et alors, quoi ? Quel effet le rayon a-t-il eu sur Fred ?
‒   Je ne peux pas repenser à ce moment sans être horrifié … pourquoi ne l’ai pas empêché d’y retourner ! Je ne me le pardonnerai jamais…
‒   Mais vas-tu me dire ce qu’il s’est passé, à la fin !?
‒   Fred est devenu phosphorescent pendant quelques secondes, puis la luminosité autour de lui a commencé à baisser et j’ai cru que rien de grave n’allait arriver. Puis Fred s’est mis à rétrécir, très lentement, tandis que le halo bleu se condensait autour de lui. Je ne distinguais plus très bien, mais je voyais une sorte de … boule qui se formait et se densifiait. La lumière est devenue orange. À ce moment-là, les aliens ont dû se rendre compte que quelque chose clochait, le rayon bleu s’est éteint d’un coup, et quelques instants plus tard, le vaisseau s’était volatilisé.
‒   Et Fred ? demande Nicolas d’une voix étranglée par l’émotion.
‒   Je suis sorti de la cabane en hurlant. Je ne voyais plus Fred, et j’étais terrifié. C’est en m’approchant des plants de tomates que je l’ai vue …
‒   Tu as vu quoi !?
‒   La citrouille. Une citrouille gigantesque, qui n’était pas là quand nous sommes arrivés…
‒   Tu essaies de me dire que Fred a été transformé en citrouille ???
‒   Oh, c’est lui, sans aucun doute. Tu te souviens de la tache de naissance en forme de papillon qu’il avait sur l’épaule ? Eh bien, il y avait la même tache, exactement, sur un des côtés de la citrouille.
Nicolas se prend la tête dans ses mains, fixant son collègue comme s’il venait de lui annoncer que ses impôts allaient augmenter de 500 %. Puis il se lève, sans un mot, parce qu’aucun mot ne pourrait convenir à cette circonstance, et il rentre chez lui retrouver sa femme et les légumes maigrichons de son potager partagé, dont la chétivité lui paraît soudain beaucoup plus rassurante.

Sylvain est assis à la table de sa cuisine. Posée devant lui, la fantastique citrouille luit d’un éclat bleuté. Sur sa peau orange apparaissent déjà quelques taches brunes, et son pédoncule commence à se dessécher. Le journaliste ne sait pas comment il va supporter le long flétrissement de son ami, mais il le gardera avec lui le plus longtemps possible.
Et le jour viendra où il ira le déposer délicatement sur le compost de son jardin, et il lui dira adieu pour toujours.