Kristy n’avait aucunement conscience d’appartenir à l’ordre des Coléoptères, famille des Digonophorus Rubralateris. D’ailleurs, cela ne l’intéressait pas. Elle était amoureuse, et c’était la seule chose qui comptait. Les magnifiques reflets cuivrés de ses élytres avait séduit le beau Fredo, le tombeur de ces dames, celui qui faisait battre le cœur et vibrer les antennes de toutes ses congénères. Elle n’en revenait toujours pas. Il était tellement sexy, la masse virile de sa carapace noire luisant dans la lumière crépusculaire, ses longues mandibules dressées, prêtes à conquérir l’univers, sa démarche altière et souple, celle d’un animal fier et en pleine possession de ses moyens. C’était le mâle parfait, et il l’avait choisie, elle, contre toute attente.
La première fois qu’elle l’avait rencontré, elle revenait de la serre avec son amie Josie. Elles avaient décidé toutes les deux de suivre le dernier régime à la mode dont toutes les filles parlaient depuis quelque temps. L’ingestion journalière de feuilles de mûrier permettrait de donner à leur carapace le lustre envoûtant qui allait, sans nul doute, mettre tous les mâles à leurs pieds. Les deux amies avaient dégusté leur première dose de feuillage, grimaçant à cause de l’amertume de la plante. Mais elles étaient prêtes à tous les sacrifices pour séduire. Elles avaient testé la spiralisation des antennes, qui donnait à leur frimousse un petit air canaille et effronté, mais qui faussait quelque peu la réception des messages olfactifs. Le traitement de leurs pattes galbées au suc fermenté de basilic gommait toutes les aspérités et les rendait plus douces, mais le produit avait une odeur un peu écœurante qui n’était guère favorable à la tentative de rapprochement espérée. Les soins esthétiques les plus prisés par ces demoiselles étaient le polissage des facettes oculaires (très douloureux, mais qui créait un regard miroitant irrésistible !), la protéinosuccion des sclérites, qui évitait d’avoir l’abdomen qui traîne lamentablement sur le sol, le ciselage artistique des griffes, la greffe de pucerons irradiant une senteur douceâtre, entêtante et indubitablement aphrodisiaque, et le top du top, la pollinisation des ailes, qui irisait les délicates membranes de nuances superbes, mais malheureusement éphémères.
Sur le chemin du retour, les deux amies, rendues frétillantes par la récente ingestion du produit miracle, remontaient joyeusement le long d’un couloir immaculé et tentaient puérilement de se mirer dans les grands panneaux vitrés qui les isolaient du monde hostile et désolé de l’extérieur, dans l’espoir que leurs carapaces aient déjà changé de couleur. Surprise par un reflet sombre dans la vitre, Kristy se retourna d’un bond et se retrouva face au plus beau coléoptère qu’elle ait jamais vu dans toute sa courte vie. Le thorax, ferme et puissant, était recouvert d’impressionnantes plaques d’un noir profond et brillant. L’abdomen, mince et musclé, visiblement entretenu par un programme d’entraînement intensif, se terminait par un arrière-train à damner l’âme pure d’une coccinelle. Tétanisée, la valve respiratoire tressautante, Kristy réarrangea ses facettes pour croiser le regard émoustillé du mâle statufié comme s’il craignait de la faire fuir par un mouvement inconsidéré. Elle reconnut alors le beau Fredo, l’étoile inaccessible dont toutes les jeunes femelles rêvaient la nuit et espéraient ne serait-ce qu’un regard le jour.
Fredo se savait irrésistible, et n’avait aucune peine à interpréter les œillades provocantes que lui lançaient les femelles les plus audacieuses. Il aurait pu choisir celle qu’il voulait parmi elles. Mais les plus timides l’attiraient aussi, celles qui baissaient furtivement la tête à son passage, celles dont l’abdomen s’empourprait, victime d’un désir convulsif incontrôlable lorsqu’elles percevaient ses signaux olfactifs de mâle gonflé aux hormones. Il avait repéré Kristy lors de la cérémonie des Offrandes organisée pour les fiançailles de son meilleur ami. Tous les scarabées faisaient patiemment la queue pour déposer leurs cadeaux aux pieds du jeune couple qui avait construit son nid derrière une plinthe métallique dans la salle des machines. Il y faisait plus chaud qu’ailleurs, et, quand le soir venait, une sarabande de lumières clignotantes de toutes les couleurs créait un fascinant spectacle du plus bel effet, une attraction fort prisée lorsque le jeune couple recevait des invités.
Fredo avançait lentement dans la queue, tenant fermement la grosse boule un peu molle et d’un vert criard qu’il avait trouvée sur le sol des cuisines. Il était particulièrement content, c’était un cadeau rare et original, certainement très goûteux au vu de la délicieuse odeur qu’il dégageait, et qui avait de plus nécessité un acte de bravoure de sa part, les cuisines étant une zone hautement dangereuse classifiée niveau 1B. Quelques centimètres devant lui se tenait un groupe de filles qu’il avait déjà vues plusieurs fois de loin. Une bande d’excentriques, à en juger par les colifichets extravagants dont les femelles s’étaient affublées. L’une arborait un bout de ficelle rouge élimée enroulée autour de son thorax (qu’elle avait fort mignon d’ailleurs !), une autre avait réussi, on ne sait comment, à se coller un morceau d’autocollant défraîchi sur la carapace, une troisième s’était imprudemment fiché un morceau de métal brillant entre les deux ailes. Il ne restait qu’à espérer qu’elle n’ait pas à les utiliser pour fuir en urgence, tout envol paraissant sérieusement compromis. Fredo avait soupiré intérieurement. Ces accoutrements lui paraissaient ridicules, lui qui privilégiait la simplicité, l’authenticité et la qualité de la relation à ces apprêts excessifs et absurdes.
C’est alors que son regard s’était posé sur Kristy, qui, à la différence de ses amies, avait choisi de glisser une simple et minuscule fleur bleue entre ses antennes. Mais ce qui le frappa surtout, c’était qu’elle donnait l’impression de danser, tout en attendant le moment de déposer son offrande. Quelques pas gracieux sur la droite, une virevolte un peu frivole, puis quelques pas légers pour revenir dans la file. Il la fixait, subjugué par tant d’harmonie et de délicatesse dans ses mouvements. Elle semblait entendre une musique dans sa tête, et ses pas suivaient en un ballet gracile et aérien. Il se promit de tout tenter pour entrer en contact avec elle.
Aussi, quand, quelques jours plus tard, il l’avait vue partir en direction de la serre avec Josie, il les avait suivies discrètement, cherchant comment provoquer une rencontre qui ait l’air fortuite. Lorsqu’il avait dépassé l’angle du couloir qui partait vers la serre, il était tombé inopinément sur les deux jolies scarabées qui s’admiraient dans la vitre. Déconcerté, il n’avait rien pu faire, et Kristy s’était retournée sans lui laisser le temps de se cacher. Mais il ne le regrettait pas. Il avait pu la voir de près, et elle était aussi charmante qu’il le soupçonnait. Les deux scarabées s’étaient longuement dévisagés, puis Kristy s’était souplement soustraite au regard de braise de Fredo, non sans lui avoir exprimé sa joie de l’avoir rencontré par un frétillement d’antennes ensorcelant.
Depuis, Kristy flottait littéralement sur un nuage d’allégresse. Il ne se passait pas un jour sans que le beau Fredo ne lui apportât des petits moucherons grillés par les néons à grignoter, des corolles de fleurs parfumées cueillies dans la serre pour embaumer son nid, ou de ces minuscules escargots croustillants dont elle était friande. D’abord perplexe (elle se trouvait plutôt commune et sans attrait particulier, rien à voir avec l’éblouissante Carla qui collectionnait les prétendants comme une reine des abeilles en plein vol nuptial attirait les faux bourdons), puis attendrie par la persévérance du coléoptère, Kristy se laissa convaincre par l’authenticité des sentiments du jeune scarabée et se mit à fantasmer. Elle rêvait de longs regards brûlants mille fois échangés par leurs facettes consentantes, du contact humide de leurs palpes labiaux se ventousant furieusement, d’étreintes passionnées et acrobatiques (mais qu’allait-elle imaginer là !). Fredo était tenace, mais respectueux, conquérant mais d’une approche délicate, impatient mais confiant.
Kristy lui signifia son acceptation en déposant devant lui une brindille qui symbolisait la future construction du nid qui abriterait leurs enfants, tout en émettant un message olfactif enflammé qui ne laissait aucune place à l’ambiguïté. Il attendit qu’ils puissent se retrouver seuls et elle apprécia sa galanterie. Elle avait toujours pensé que trouver un mâle qui ne soit pas un rustre tenait de l’impossible ! L’impossible s’était donc produit, et elle n’en était que plus heureuse. Ils se retrouvèrent dans le conduit d’aération du bloc C, celui où il y avait le moins de passage, et surtout, où un lointain reflet de veilleuse sut magnifier la parade nuptiale du mâle déchaîné. La lueur diffuse illumina la transparence de ses ailes et donna un éclat passionné aux multiples facettes de ses yeux. Baignant dans un nuage de phéromones et d’extase, Kristy succomba alors sans réserve à la charge du scarabée de ses rêves.
Depuis ce jour, elle rayonnait d’amour et le faisait savoir. Elle déambulait comme une reine dans un défilé, et ses amies enviaient son bonheur. Lorsque sa future maternité ne laissa plus aucun doute, Fredo se mit en quête d’un petit coin douillet pour sa belle. Il explora les salles immenses, les couloirs interminables, les faux-plafonds, les conduites et canalisations, tous les recoins susceptibles d’abriter leur progéniture à naître. Il porta son choix sur le bloc C, le plus éloigné de l’incessante activité humaine, et qui avait été abandonné depuis plusieurs mois, ce qui leur garantirait tranquillité et sécurité. Le jeune mâle, satisfait de sa décision, retourna chercher sa dulcinée qui se morfondait d’impatience dans le nid de ses parents. Après les dernières recommandations maternelles d’usage, les deux tourtereaux s’éloignèrent, le cœur bondissant et les élytres frémissantes, vers leur nouvelle vie.
Ils suivirent la gaine électrique qui s’enfonçait profondément dans les entrailles du complexe. Kristy avait toujours été fascinée par la multitude multicolore des faisceaux qui couraient dans le conduit. Leurs joyeuses couleurs constitueraient la base de la décoration de leur nouveau foyer. Ils s’arrêtèrent dans un joli petit espace, un boîtier rectangulaire, fixé à la cloison de la gaine et isolé de l’extérieur par une porte métallique pourvue de fentes qui laissaient filtrer la discrète luminosité d’un néon. Laissant Kristy se reposer, le vaillant coléoptère s’approcha des faisceaux de fils entortillés et arma ses mandibules puissantes. Il prévoyait de défricher dans la masse multicolore un espace suffisant pour y aménager un nid confortable où la future maman pourrait déposer ses œufs le moment venu. D’un claquement sec, il trancha fermement les premiers câbles.
Dans la base spatiale, la lumière s’éteignit brusquement. Les colons, surpris, levèrent la tête de leurs occupations, attendant que le générateur de secours prenne le relais. Depuis deux ans qu’ils habitaient sur la base, les pannes étaient relativement fréquentes et ils en avaient l’habitude. L’équipe de maintenance était constituée de pros, triés sur le volet à leur départ de la Terre. L’autonomie du générateur de secours leur laissait 12 heures pour remédier au problème, et Vincent, le responsable du groupe, n’était pas inquiet. Ses gars étaient déjà en train de scanner la totalité du réseau électrique depuis la salle de contrôle, et la réparation n’était qu’une affaire d’une heure ou deux maximum. Confiant, il se replongea dans son jeu vidéo, aux prises avec une armada d’extra-terrestres fort peu pacifiques.
Les coups frappés à la porte de sa chambre le réveillèrent. Un coup d’œil jeté à sa montre lui révéla qu’il s’était endormi plus de 2 heures devant son écran. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Les scans n’avaient rien donné, et les gars allaient devoir inspecter manuellement tout le réseau. La nécessité d’une telle intervention était rare, mais ils l’avaient déjà pratiquée deux fois avec succès, la preuve que l’homme restait dans certains cas plus fiable qu’une machine. Il enfila rapidement sa combinaison, prit ses outils et ses appareils de contrôle et se joignit au reste de l’équipe. Ils se scindèrent en trois groupes, et se répartirent les différentes zones à vérifier. Son collègue et ami de toujours, Eric, l’accompagnait.
Pour les deux hommes, et probablement pour la majorité des colons de la base, rejoindre une station spatiale était un rêve de gosse. Ils avaient travaillé dur pour atteindre leur but, suivi des cours spécialisés pendant des années, passé une multitude de tests d’aptitude : condition physique, stabilité psychologique, état de santé, sans parler des connaissances spécifiques liées à leurs métiers respectifs. Les sélections étaient longues et ardues, et quand le découragement les gagnait, ils allaient boire un verre pour se remonter le moral. Durant des heures, ils parlaient des technologies sophistiquées qui permettaient la construction des bases spatiales, des avancées spectaculaires de la science qui avaient rendu possibles les voyages interstellaires. Ils évoquaient la vie, difficile mais tellement valorisante, des colons qui avaient osé tenter cette aventure hors du commun. Au fil de la soirée, une ébriété grandissante les faisait discourir avec grandiloquence sur la grandeur et la suprématie incontestable de l’Homme. Ils affirmaient avec emphase la supériorité de la technologie sur la nature, et même sur Dieu quand ils étaient particulièrement ivres. Ils repartaient du bistrot fiers comme des paons, le torse bombé et le regard triomphant, s’imaginant poser un pied conquérant sur une planète hostile, exultant dans leurs combinaisons pressurisées étincelantes. Remontés à bloc, ils reprenaient les cours et les tests avec une motivation renouvelée.
Cela faisait cinq ans qu’ils travaillaient sur CX-5170-Kb, et cette fierté ne les avait jamais quittés. Grâce à leurs connaissances et à leur expérience, ils pouvaient résoudre tous les problèmes techniques qui se posaient sur la base, et le travail était varié et enrichissant. Tout en procédant à leur inspection, les deux hommes devisaient joyeusement. Leurs contrats se terminaient dans moins de deux mois et ils étaient heureux d’envisager leur retour prochain. L’aventure spatiale était exaltante, et resterait une expérience inoubliable, mais la Terre leur manquait, leur famille, leurs amis, et la bouffe, nom d’un chien, la bouffe terrestre leur manquait terriblement.
Huit heures plus tard, l’origine de la panne était toujours inconnue, et les deux hommes, épuisés et terriblement anxieux, se dirigèrent d’un pas lourd vers le point de ralliement. En remontant la rampe qui menait au poste de contrôle, Vincent entendait la respiration sifflante de son coéquipier, et son propre cœur s’échinait dans sa poitrine. Il retrouva ses hommes rassemblés, la mine sombre. Certains haletaient, cherchant l’air qui se raréfiait, d’autres étaient allongés sans force, la peur et le désespoir troublant leur regard. L’alarme pulsait sans relâche à leurs oreilles, sa stridence affolante pénétrait impitoyablement leurs cerveaux engourdis, cherchant vainement à ranimer leur combativité, mais le froid glacial et le manque d’oxygène les paralysaient plus sûrement qu’une camisole de force. Vincent ne put se résoudre à imaginer le reste de la colonie, ces centaines d’hommes et de femmes, pourtant si fiers à leur arrivée sur la base, laissant faiblement leur vie s’échapper.
Sentiment de culpabilité, instinct de survie ou simplement une plus grande résistance ? Il fut le dernier à s’éteindre.
Kristy et Fredo, lovés l’un contre l’autre pour se réchauffer, contemplaient tendrement leur progéniture. La vie palpitait à l’intérieur des œufs qui irradiaient doucement dans la pénombre. Les conditions étaient difficiles, mais l’amour triomphe de tout. Ils sauraient s’adapter …
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