Je sens que la transformation débute. Elle s’annonce toujours par des picotements dans les membres, d’abord légers et plutôt agréables, puis gagnant en intensité, presque jusqu’à la douleur. Mes muscles se tendent, se tordent comme si j’avais des serpents sous la peau. Des spasmes remodèlent impitoyablement mes ligaments, mes cartilages, mon squelette tout entier. Les articulations craquent sous la tension. Je ne peux pas garder la station verticale plus longtemps, et je me laisse tomber souplement sur mes quatre pattes.
Le plancher est rugueux et froid sous mes coussinets. La sortie des griffes est un moment pénible auquel je ne me suis toujours pas habitué, et je serre violemment les mâchoires pendant qu’elles transpercent ma peau. Ma métamorphose se poursuit. Je sens mes oreilles pointer sur le sommet de mon crâne et mon visage se fondre en une cire molle, jusqu’à ce qu’émerge la pointe d’un museau. Une nuit, dans les débuts, j’avais voulu observer ma mutation dans un miroir, mais la déshumanisation de ma figure avait été impossible à supporter, et j’avais dû détourner le regard. En comparaison, la pousse des poils sur tout mon corps est du plus haut comique.
Autour de moi, l’air crépite d’électricité et ma fourrure se dresse sur mon dos. La chambre est saturée d’odeurs intenses et j’en frémis de plaisir. Je hume à plein naseaux les senteurs profondes exhalées de mon lit, de mon lieu d’aisance, même la délicieuse puanteur de la forêt pourrissante s’infiltre par la fenêtre entrebâillée. De puissants relents de repas me font saliver à grosses gouttes, et une bave chargée de promesses imprègne les longs poils de mon mufle. Je vais devoir sortir, la faim ne va pas tarder à réveiller la férocité inhérente à ma nouvelle forme.
Je m’approche à pas félins de la fenêtre et observe la nuit totale qui règne à l’extérieur. Voilà un phénomène que je n’ai toujours pas compris. D’après mes lectures, bien que je n’aie jamais été un grand fan d’histoires de loups-garous et autres métamorphes, ma transformation aurait dû logiquement se produire lors de la pleine lune. Mais chez moi, cela se passe toujours à la lune noire. C’est sans doute pour cette raison que je ne rencontre jamais aucun autre de mes congénères lors de mes sorties nocturnes. Je suis visiblement le seul à me métamorphoser à cette période. Je ne vous cache pas que j’en suis désappointé. Comment hurler à la pleine lune quand il n’y a pas de lune ?
Vous allez me dire que j’ai l’air de bien accepter ma situation. Cela n’a pas toujours été le cas. Il m’a fallu des années avant d’être capable d’en apprécier toute la saveur. J’ai tout tenté pour me soustraire à cette malédiction, mais rien n’y a fait. J’ai dévoré – enfin, façon de parler – tous les livres que j’ai pu trouver sur la question, vu des documentaires, des spécialistes. J’ai essayé divers rituels, dont je préfère ne pas livrer la teneur sous peine de vous pousser à m’interner de manière définitive, j’ai consulté des guérisseurs aux quatre coins du monde. Mais j’ai continué à me transformer une fois par mois, à chaque lune noire.
Alors, étant d’un naturel positif, j’ai décidé d’apprendre à goûter tous les plaisirs de mon corps temporaire. À moi les longues courses dans les bois, les baignades dans les torrents glacés, les traques silencieuses dans les étendues enneigées, le délicat fumet de la proie terrifiée qui joue sa vie, le joyeux craquement des os dans mes mâchoires dégoulinantes d’écume.
Mon estomac gronde, il me faut rejoindre la sombre forêt pourvoyeuse de festins. J’avais vite compris qu’il fallait que je protège mon secret des regards d’une société qui n’était pas prête à m’accepter. J’avais alors emménagé dans une cabane isolée à la lisière des bois. Les nuits de métamorphoses, j’étais assuré d’être seul pour vivre en toute intimité l’émergence de mon double animal, et j’étais à trois pas d’un immense terrain de jeu naturel.
En quelques bonds, je descends l’escalier de ma cabane. Pour passer la porte d’entrée, j’ai dû installer un mécanisme spécial. J’avais beau sauter de toutes mes forces, je n’arrivais jamais à atteindre la poignée. La situation était d’un ridicule ! Heureusement que personne n’était là pour me voir.
La nuit étoilée m’accueille, désireuse de m’offrir ses merveilles. Le temps de dérouiller mes muscles engourdis, je fonce à travers les broussailles, enivré d’espace et de liberté. Les arbres me paraissent immenses, tendant leurs racines comme autant de barricades inattendues. Je ramasse mon corps, mobilisant toutes mes forces, je gonfle mes poumons et m’élance. Dans mon esprit se dessine le bond vertigineux d’un loup géant, une explosion de puissance et d’agilité se jouant négligemment de l’obstacle. Dans la réalité, mes muscles me refusent l’extase d’une prouesse réussie. Mon saut est trop court, et je m’empêtre les pattes dans ces sournoises racines. Qu’à cela ne tienne, je ne me laisse pas décourager et poursuit ma course. J’ai senti l’odeur excitante d’un lièvre qui fera un plat de résistance tout à fait appréciable.
Voilà plusieurs heures que je traque la bête, sans succès. Une faim abyssale me ronge de l’intérieur. Je suis crevé. Mes pattes me portent à peine, et ne semblent plus aptes à dévorer les kilomètres. Je ne suis pas un loup fait pour les steppes infinies ou les forêts immenses. Assis sur mon arrière-train, je tends mon museau vers le ciel, à la rencontre d’une lune invisible, et je hurle longuement mon désespoir. Le couinement qui sort faiblement de ma gorge achève de me décourager. Je me roule en boule dans le creux d’un vieux chêne, la poitrine haletante et les pattes tremblantes.
Pendant que je reprends des forces, je repense à la rencontre magique qui avait tout déclenché. J’habitais encore en ville, et je me promenais dans le parc, l’âme légère et l’espoir au cœur, inconscient du hasard qui se préparait à changer ma vie. En face de moi, une silhouette encapuchonnée marchait gracieusement, comme une danseuse soulevée par un courant d’air facétieux. Les pans de sa longue cape rouge ondulaient en voltes joyeuses autour d’elle. La jeune femme tenait un petit chien en laisse, et ne cessait de lui parler en riant.
Je fus subjugué par la grâce de cette apparition. À quelques pas de moi, elle se pencha pour attraper son chihuahua et le tint serré contre sa poitrine, lui murmurant des mots doux au creux de son oreille. Au moment où j’arrivai à sa hauteur, elle leva sa jolie tête et nos regards se croisèrent. Elle esquissa une petite moue mutine qui engendra en moi une réaction imprévisible et foudroyante. Je m’attendais à fondre comme un marshmallow au-dessus d’un feu, ce que je faisais en général devant la gente féminine. Au lieu de cela, je m’imaginai bondir sur elle pour la dévorer toute crue, l’engloutir d’une bouchée comme une proie consentante. Je me vis muni de deux fabuleuses rangées de dents étincelantes, avec au creux de l’estomac un appétit vorace et dévastateur. Je me repris à temps et lui adressai un sourire gourmand, auquel elle répondit plus timidement. Puis elle s’éloigna, et je restais debout dans l’allée, le feu au ventre, encore sous le coup de cet accès de sauvagerie inattendue. J’étais retourné chaque jour au parc pendant des semaines, mais je n’avais jamais revu la radieuse jeune fille. Ma première transformation avait eu lieu à la lune noire suivante.
La nuit glaciale m’enveloppe complètement, m’étouffe sous son poids. Mes entrailles me brûlent. Je me redresse péniblement et repars en chasse. Le petit matin me trouve frigorifié, penché sur la carcasse à demi rongée d’une minuscule et pitoyable souris des champs. Il est temps de rentrer dans ma cabane de vieux loup solitaire.
Sur le chemin du retour, je ne cesse de m’interroger. En toute honnêteté, je me trouve lamentable comme loup-garou. Il y a quelque chose qui cloche. Cette fois-ci, il faut que j’en aie le cœur net.
Arrivé dans ma salle de bains, juste avant que je ne redevienne humain, je saute péniblement sur le lavabo. Surmontant mon appréhension, je jette un coup d’œil craintif dans le miroir. À la place du loup puissant et fier que je m’attendais à voir, se tient un ridicule chihuahua tout tremblant. Autant vous dire que la révélation fait mal. Ainsi, ce n’était pas de la jeune fille en rouge que j’étais tombé amoureux.
Il ne me reste qu’à retourner au parc pour retrouver cette jolie petite femelle chihuahua.