Foutue journée ! La pluie tambourine contre la fenêtre, martelant mon crâne déjà martyrisé par une longue nuit de solitude et d’ivresse. Je sais bien que le whisky ne fera pas revenir ma femme, d’autres ont déjà essayé, ça ne marche pas ! C’est juste une tentative d’oubli qui te revient en pleine gueule le lendemain matin, la tête en enclume et l’haleine d’un tuberculeux en phase terminale en plus.
Je reste assis derrière la fenêtre, à fixer la plage d’un air morne, à ressasser mes idées noires. Enfin la pluie cesse, et un rayon de soleil perce hardiment la masse de nuages noirs qui bouche l’horizon. Il est temps de mettre le nez dehors. J’enfile mes bottes et mon ciré et descend l’escalier de bois qui mène directement à la plage.
L’étendue sablonneuse est jonchée de débris apportés par la tempête. Parfois je trouve des trésors parmi ces objets échoués, alors je scrute attentivement les alentours. À une dizaine de mètres, un objet lance des reflets comme des appels au secours. Je m’approche et découvre une bouteille en verre blanc, vierge de toute étiquette, et scellée d’un gros bouchon de liège noirci. Malgré la pellicule de sable qui la recouvre, je crois distinguer quelque chose à l’intérieur. Un message ? Tu te crois en plein roman, mon pauvre Jeannot !
Je me penche, attrape la bouteille et essuie le sable d’un coup de manche. Pas de message d’une belle naufragée en détresse, pas de mystérieuse carte au trésor, pas de missive codée envoyée par un gamin facétieux. À l’intérieur de la bouteille flotte une brume rosâtre qui tourbillonne lentement.
Intrigué, je tire sur le bouchon qui résiste, gonflé par son long séjour dans l’eau de mer. Il va me falloir un tire-bouchon. Je retourne illico chez moi, les yeux fixés sur la fumée qui palpite comme un être vivant.
Arrivé dans ma cuisine, j’hésite un ultime instant, espérant qu’il ne s’agit pas d’un gaz toxique, puis je retire le bouchon, que je glisse dans ma poche.
La première chose que j’entends, c’est une voix tonitruante qui massacre une chanson de marin :
Ho les gars la grand-voile a besoin d’bras
Cric crac sabot cuillère à pot
Plus y a d’la voile plus on étalera
Le grand mât veut d’la route ça ira on ira
Éberlué, je regarde la brume rose qui s’enroule pour passer par le goulot, puis grandit et se densifie jusqu’à former la tête et le torse d’un vieux marin barbu. Dès qu’il me voit, il stoppe sa transformation et s’arrête de chanter :
‒ Ben qui voilà ? On dirait bien un p’tit rat de terre ferme …
Incapable de répondre, je regarde, hébété, la vision surréaliste de cet homme qui sort à moitié d’une bouteille. Il est vêtu d’une vareuse qui devait être blanche il y a bien longtemps, d’un gilet crasseux et d’un foulard rouge sur la tête, noué à la manière des corsaires. Il dégage une puanteur terrible, mélange de crasse et d’alcool.
‒ Qui-qui êtes-vous ? bredouillé-je.
‒ Ben té mon ami, je suis Cap’taine Rascasse, le génie de la bouteille ! Et il éclate d’un gros rire gras, en se tenant la bedaine des deux mains.
Je ferme les yeux et me masse furieusement les tempes. Mon Jeannot, il est temps d’arrêter de boire, te voilà en plein délirium ! Mais quand j’ouvre à nouveau les yeux, il est toujours là, à m’observer d’un air goguenard :
‒ Ben quoi, t’as jamais entendu parler d’moi ? J’peux exaucer trois vœux, suffit de demander !
‒ Quoi comme souhaits ?
‒ Ben c’que tu veux, mon coco, j’peux tout faire !
Je réfléchis, et si c’était enfin mon jour de chance ? Ce qui m’inquiète, c’est qu’il a l’air passablement éméché, cela ne risque-t-il pas de perturber le résultat ?
Je me lance :
‒ Ok, je veux que tu fasses revenir ma femme.
‒ Et yo, premier vœu, c’est parti mon kiki !
Le génie tourne sur lui-même en prenant un air inspiré, ce qui me fout le tournis. Pendant un moment, il ne se passe rien. Puis j’entends une porte qui s’ouvre, de l’autre côté de la maison. Le génie lève le doigt en écarquillant les yeux, comme pour souligner « Je te l’avais bien dit ». La voix de ma femme retentit clairement dans l’entrée :
‒ Il y a quelqu’un ? Jean, tu es là ?
Depuis la cuisine, je m’apprête à répondre, tout heureux, lorsque le ton de sa voix change :
‒ Mais qu’est-ce que c’est ce bordel ? C’est une porcherie ici !
Je me recroqueville en grimaçant, c’est vrai que je n’ai rien fait depuis plus de six mois qu’elle est partie, lessive et vaisselle minimum, pas de ménage. Faut me comprendre aussi, j’étais déprimé ! Au cri qu’elle pousse soudain, je suppose qu’elle vient de découvrir les cartons de pizzas, les canettes de bière vides, les chips écrasées sur le canapé, le cendrier qui déborde, les cadavres de bouteilles de whisky. Je prie pour qu’elle ne remarque pas le chat mort de faim à la cave. Je l’entends râler au fur et à mesure qu’elle visite la maison, pourvu qu’elle ne vienne pas jusqu’à la cuisine où je me cache, légèrement honteux. Je n’imaginais pas son retour comme ça. Le génie a l’air bien embêté et lève les yeux au plafond.
Il n’y a aucun doute sur la signification de la déflagration qui ébranle la maison. Ma femme vient de claquer la porte sur un départ qui me semble définitif, cette fois-ci.
Je me tourne vers le génie :
‒ Bravo, belle réussite ! On fait quoi maintenant ?
‒ Ben, si on essayait le deuxième vœu ?
‒ Au point où on en est, pourquoi pas ? Voilà, je veux que tu fasses disparaître les dettes que j’ai à cause de cette maison.
Je sens que je devrais me méfier, quand je vois le génie hésiter une fraction de seconde. Mais il est déjà trop tard. Il y a comme une implosion fugitive, un souffle ténu qui soulève à peine mes cheveux, et je me retrouve assis sur le sable, la moitié de génie collée à sa bouteille à deux mètres de moi. Ma maison a entièrement disparu, ou plutôt c’est comme si elle n’avait jamais existé. Je hurle en me prenant la tête dans les mains :
‒ Mais qu’est-ce que tu as fait, bougre d’imbécile ? Où est passé ma maison ?
Le génie semble avoir totalement dessoûlé maintenant. Il arbore la mine d’un adolescent surpris par ses parents devant un film porno. Ses joues sont rouge vif et ses lèvres tremblent :
‒ C’est le seul moyen que j’ai trouvé de supprimer tes dettes … euh, si tu veux, on peut utiliser ton troisième vœu pour la rebâtir …
‒ Ah non, cette fois, ça suffit ! Tu sais ce que ça va être, mon troisième vœu, espèce de rebut de magie, génie de supermarché, résidu de fond de flacon !? Mon troisième vœu, c’est que tu vas rentrer dans ta bouteille, immédiatement, et tu n’en sortiras plus jamais, fakir d’eau douce !
‒ Euh, je …
‒ Tais-toi et rentre là-dedans !
Dompté, honteux, le génie commence à rapetisser. Au moment de passer le goulot, j’entends une voix étouffée qui souffle :
‒ Désolé …
Je reprends le bouchon dans ma poche et l’enfonce profondément. Puis je rejette la bouteille à la mer, le plus loin possible. La marée descendante va l’emmener loin, très loin, et j’espère ne plus jamais entendre parler de Cap’taine Rascasse.
Je marche pendant des heures le long de la plage, l’esprit en déroute. Me voilà sans femme et sans maison, la situation n’est pas enthousiasmante.
Pendant un bref instant, je regrette de ne pas avoir utilisé mon troisième vœu pour réparer les dégâts. Mais vu les catastrophes engendrées par ce génie alcoolique et crasseux, l’envie me passe bien vite.
Les jours suivants, je m’applique à reconstruire ma vie. Je trouve un petit appartement en ville, je m’inscris sur un site de rencontres, je commence même une thérapie avec le psy du coin. Le moral remonte en flèche. Finalement ma rencontre avec Cap’taine Rascasse aura au moins eu le mérite de me sortir de ma dépression !