Mona se réveilla en sursaut. L’eau de son bain était devenue froide et elle frissonna. Elle sortit rapidement de sa baignoire et se frictionna longuement avec une serviette chaude. Elle était contrariée de s’être endormie, il lui semblait qu’elle avait perdu bêtement tous les bénéfices que son bain aux herbes ayurvédiques aurait pu lui apporter. Un bref coup d’œil à sa montre lui indiqua qu’elle avait juste le temps de s’habiller avant le rendez-vous avec son esthéticienne.
Pourquoi s’était-elle assoupie dans son bain ? Elle avait pourtant bien dormi, et avait traîné tard dans son lit bio-régulé. Elle avait ajusté la température et réglé les palpeurs de massage sur la position douce. Ces derniers temps, elle avait de plus en plus de mal à se lever, et sans son rendez-vous quotidien avec Josie, elle en serait probablement à lézarder au lit jusqu’à midi.
Elle enfila sa combinaison d’intérieur, et d’un effleurement sur le tableau tactile de commande situé sur l’avant-bras, lança la dermo-diffusion de vitamines et de stimulants énergétiques. Elle se sentit immédiatement reboostée et comme rajeunie.
L’écran de sa montre connectée s’éclaira. La caméra de l’entrée avait zoomé sur Josie, qui, se sachant filmée, lui adressa un sourire et un petit signe de la main. Mona déclencha l’ouverture à distance de la porte d’entrée et emprunta l’escalier roulant pour accueillir son esthéticienne.
Toutes deux se dirigèrent vers le cabinet de soins que Mona avait fait construire dans sa villa. En passant devant la salle de sport, elle entendit le bruit des appareils de musculation et sourit. Son mari avait dû commencer son programme d’entraînement journalier très tôt, et ne s’arrêterait pas avant au moins deux heures. Elle avait tout le temps nécessaire pour s’offrir de merveilleux moments de relaxation.
Mona s’installa confortablement sur la table de massage et livra son corps aux mains expertes de Josie. La détente l’envahit et elle laissa son esprit vagabonder. Elle songea à sa relation avec l’esthéticienne. Depuis plus de dix ans, la jeune femme venait chaque jour pour la masser, s’occuper de sa peau, de ses ongles, de ses cheveux. Elle passait presque plus de temps avec elle qu’avec son mari. Elles auraient pu devenir amies, car elles savaient tout l’une de l’autre, la proximité favorisant les confidences. Mais malgré cela, Mona ne parvenait pas à l’aimer. Après tout, l’esthéticienne qui se tenait devant elle n’était pas une personne primaire. Peut-être devrait-elle organiser une rencontre avec la Josie originelle ? Elle se le promettait tous les jours, mais ne le faisait jamais.
Un lointain bruit de douche la sortit de sa torpeur. Michaël avait terminé sa séance de sport, et cela signifiait que Josie allait bientôt partir. Mona se sentit affamée tout d’un coup. Les plats préparés par la Maria II étaient toujours délicieux, d’une finesse et d’une saveur incroyables, et parfaitement adaptés au métabolisme de chaque convive.
Elle était ravie de sa nouvelle cuisinière, mais le travail de la Maria III qui se chargeait du ménage laissait un peu à désirer. Comme à chaque fois qu’elle pensait à son pack domestique Maria, elle ne put s’empêcher de se demander comment la Maria primaire occupait ses journées. Elle ne comprenait pas non plus comment cette femme pouvait s’offrir plusieurs sosies. Probablement parce que la location de ces packs domestiques était hors de prix ! Mona sentit monter l’agacement à la pensée que cette Maria pouvait gagner plus d’argent qu’elle.
Mais elle se reprit rapidement. Son propre sosie mannequin, dont l’ADN avait été modifié pour en sublimer la beauté, gagnait des fortunes pour quelques défilés par année. Et elle avait engendré il y a quelques années un deuxième clone, celui-ci génétiquement optimisé pour valoriser son intelligence. Cette Mona II était directrice d’une boîte qui vendait des composants hautement technologiques destinés aux navettes spatiales. Les revenus générés étaient phénoménaux depuis l’avènement des trajets réguliers vers la Lune.
L’argent n’était donc pas un problème. Cette pointe de mal-être qu’elle sentait poindre par moment venait d’autre chose, mais de quoi ? Elle était parfaitement heureuse avec Michaël. Ils étaient beaux, riches, évidemment en parfaite santé grâce à leurs clones donneurs d’organe, ils vivaient dans une maison splendide au bord de la mer, possédaient des résidences multiples dans différends pays. Et tout ça sans lever le petit doigt puisque leurs sosies travaillaient à leur place.
Elle s’arrêta à la porte de la salle à manger. Son mari était déjà attablé et se servait un verre de vin. Elle songea brièvement qu’il buvait beaucoup plus depuis que les greffes de foie avaient été rendues si faciles. Il en était déjà à sa troisième et n’avait visiblement aucun désir de réduire sa consommation d’alcool. Elle l’observa quelques instants. Il était tellement séduisant, grâce aux progrès de la chirurgie esthétique et aux cellules réparatrices implantées. Mais les formes dues aux intensives séances de musculation la mettaient aussi en émoi.
Elle se dirigea vers lui et se pencha pour l’embrasser légèrement.
‒ Mmhh tu sens bon …
‒ Merci, c’est mon nouveau gel douche aux phéromones ! Je suis content qu’il te plaise. Comment ce sont passés tes soins ?
‒ Merveilleusement bien ! Josie a testé sur moi son nouveau masque au lait d’ânesse de Sibérie, il paraît qu’il fait rajeunir de dix ans.
‒ Oui, ton teint est resplendissant, ma chérie. Quel est le menu aujourd’hui ?
‒ Maria II nous a préparé son menu revitalisant, tu sais que nos dernières analyses ont décelé quelques carences en vitamines et sels minéraux.
‒ On va se régaler. Dis-moi, tu te souviens qu’on est invités chez les Tercier ce soir ?
‒ Oh non ! J’avais oublié. Je n’ai aucune envie d’y aller, ils vont encore nous bassiner avec leurs vacances aux Maldives.
‒ Oui, mais ce gars est indispensable pour ma prochaine campagne.
‒ Tu seras élu, même sans son soutien.
‒ Rien n’est jamais certain, ma chérie.
‒ On n’a qu’a leur envoyer nos sosies !
‒ Oh Mona, tu exagères ! Et puis ils sont malins, ils risquent de s’en apercevoir. Tu te rends compte de la honte, si cela devait être le cas.
‒ Allez, tu sais bien que tout le monde fait ça. Si tu te souviens bien, la dernière fois que nous sommes allés manger chez les Duperey, ce sont leurs sosies qui nous ont reçus. Ça c’est la honte, alors que nous, nous nous étions déplacés en personne. Quelle humiliation !
‒ Tu es consciente que de plus en plus, ce sont nos sosies qui font les choses à notre place. Au départ, ils devaient juste nous éviter d’aller travailler, ou nous servir de banque d’organes. Maintenant, ils nous remplacent même pendant nos loisirs. Nous ne sortons plus, Mona. Nous restons enfermés dans cette maison toute la journée, à faire du sport, à prendre des bains, à regarder Dreamfix. Nous sommes en train de perdre notre humanité, de nous perdre. En fait, je crois que nous essayons juste de tromper l’ennui …
‒ Tu es fou ! Je ne m’ennuie jamais ! Je n’ai pas assez de temps pour tester tous les nouveaux traitements qui sortent sur le marché. Je voudrais aussi me faire implanter cette nouvelle poitrine révolutionnaire, tu sais, celle qui permet d’allaiter. Ils fournissent même le nourrisson avec !
‒ Fais comme tu veux, Mona. Tu peux envoyer ton sosie si tu y tiens, mais moi j’irai.
Mona resta stupéfaite. Ce serait la première fois qu’ils ne se rendraient pas ensemble quelque part. Elle essaya d’imaginer Michaël au bras de Mona I, et ressentit une pointe de jalousie. Malgré toutes les cures de rajeunissement qu’elle suivait, elle savait qu’elle n’atteindrait jamais la beauté hors-normes de son sosie.
Un martèlement régulier lui fit comprendre que Michaël passait sa colère sur son tapis de course. Dépitée par l’attitude de son mari, Mona choisit de se rendre dans leur salle de réalité virtuelle. Elle s’installa confortablement dans le siège sensoriel et ajusta le masque sur son visage. Passant la visiothèque en revue, elle porta son choix sur Idylle à Hawaï. Pendant deux heures, elle serait l’héroïne d’une romance sous les cocotiers, et ne penserait plus à tous ses tracas.
Mais elle n’arrivait pas à s’abandonner aux baisers romantiques de Marco, le beau gosse d’Hawaï. Sa dispute avec Michaël tournait en boucle dans sa tête. Les mots de son mari avaient fait remonter le souvenir d’une publicité qu’elle avait reçue sur son interface. Des associations se créaient partout pour lutter contre l’usage abusif des clones. Le tract virtuel qu’elle avait consulté venait d’un groupement qui s’appelait STOP SOSIE. L’image lui avait sauté à la figure, la femme sur la photo lui ressemblait tellement qu’elle avait ressenti un grand choc.
Peut-être devrait-elle contacter cette association ? Elle essaya de s’imaginer sans ses clones, mais n’y parvint pas. Rageuse, elle arracha le masque de réalité virtuelle de son visage, se leva et se rendit d’un pas vif à la cuisine. Maria II lui avait préparé un petit en-cas au chocolat, et elle l’avala comme si sa vie en dépendait. Puis, un peu calmée, elle alla s’assoir devant son interface.
Elle hésita longuement avant d’ouvrir le tract de STOP SOSIE. Elle avait peur de finir par se ranger aux arguments des militants qui prônaient le retour à la vraie vie. Leurs raisonnements étaient redoutables et convaincants. L’humanité courait à sa perte, et la société ne fonctionnait plus que grâce aux clones. Mona se sentait faiblir, peut-être leur bonheur n’était-il finalement qu’une façade ?
Cette pensée lui fit horreur. Elle effaça le tract d’un mouvement bref sur l’écran tactile. La publicité suivante s’afficha automatiquement. Sous la photo d’une poitrine splendide, un slogan clignotait : Donnez le sein pour la première fois de votre vie ! Les implants étaient hors de prix, mais Mona ne pouvait détacher ses yeux de l’image animée du nourrisson qui tétait vigoureusement un sein gonflé. Comment avait-elle fait pour vivre sans cette expérience jusqu’à maintenant ? Les yeux remplis de désir, Mona approcha son doigt de l’écran tactile, et doucement, cliqua sur le bouton COMMANDER.