Sans paroles. Cela fait plus de dix ans que Gilles vit sans paroles. C’est long.

Gilles a 18 ans. Avec son frère jumeau David, ils sont partis à trois heures du matin de la cabane pour pouvoir atteindre le sommet vers 8 heures. Dans la vie quotidienne, ils sont unis comme les doigts de la main. En montagne, leur communion est absolue. Ils font les mêmes gestes au même moment, n’ont jamais aucune divergence dans leurs décisions, se comprennent d’un regard, s’émeuvent pareillement devant la beauté sauvage des paysages. Ils grimpent ensemble dès qu’ils ont du temps libre, toujours à deux, en symbiose totale.
Ce jour-là, une fois le sommet vaincu, ils ont entamé la descente rapidement. Le retour était long, et avec la météo ensoleillée, la neige allait se ramollir dangereusement. Gilles boitillait et rageait, cette vieille entorse choisissait le pire moment pour revenir le tourmenter. David a pris de l’avance tandis qu’il resserrait les lacets de sa chaussure pour maintenir sa cheville. Lorsqu’il a relevé la tête, son cœur s’est arrêté de battre. Un nuage blanc poudreux s’élevait quelques centaines de mètres au-dessus d’eux, prémisse terrifiant d’une avalanche mortelle, et David était engagé dans un couloir situé sur son trajet. Gilles s’est redressé, le regard fou, il a voulu hurler pour prévenir son frère, sa bouche s’est ouverte mais aucun son n’est sorti. La monstrueuse coulée blanche a passé si près de lui que son souffle l’a renversé. Les oreilles bourdonnantes du fracas de l’avalanche, il s’est relevé, spectre blanc entièrement recouvert d’une neige pulvérisée qui se déposait lentement en tourbillonnant, prenant son temps maintenant que sa fureur s’était exprimée. Sa vie de frère jumeau venait de prendre fin brutalement, sans coup de semonce.

Depuis ce jour maudit, Gilles n’a plus prononcé une parole. Utiliser sa voix pour communiquer avec des vivants lui paraissait la plus impardonnable des traîtrises vis-à-vis de son frère disparu. Il voulait devenir avocat, mais sa foi en la justice s’est envolée en même temps que sa voix. Il a opté pour une formation d’horloger, peut-être pour réparer les rouages grippés de ce monde incompréhensible qui avait le pouvoir de séparer les doigts d’une main.
Gilles a construit sa vie en fonction du silence. Le jour, il officie seul dans sa petite boutique d’horloger, l’œil vissé à sa loupe, et il fait des miracles avec les mouvements récalcitrants. Le soir, il sort avec des copains qui l’acceptent comme il est. Mutique, mais joyeux, généreux, loyal. Le week-end se partage entre cyclisme et escalade en salle, sports qu’il pratique en solitaire. Ce qu’il ne parvient pas à gérer sans parler, ce sont les relations amoureuses. D’abord attirées par son regard doux et sa haute stature, les filles finissent par se lasser de cet amoureux infatigable mais muet. Comme chaque problème a sa solution, Gilles réfléchit. Le regard perdu dans le vague, il triture sa moustache comme à chaque fois qu’il cogite, enroulant les pointes effilées autour de ses doigts. Ce qu’il lui faut, c’est un truc original, mystérieux, qui n’appartient qu’à lui, et qui séduise les femmes.
La solution est sous ses doigts ! Sa moustache si particulière est déjà un atout, mais dont l’attrait ne dure pas suffisamment longtemps. Il se rue devant un miroir et observe la touffe de poils qui se dresse fièrement sous son nez. La chose est drue, si soyeuse et brillante qu’on a envie de la caresser, ses pointes s’étirent pour souligner la rondeur des joues et tire-bouchonnent joyeusement comme pour dire « ne me prenez pas trop au sérieux ». Il a trouvé la réponse à son problème et avec un peu d’entraînement, il va devenir irrésistible. Il couche d’abord sur papier son nouveau vocabulaire pileux. À la manière d’un sémaphore, ses bacchantes vont dessiner ses mots. Il invente de multiples combinaisons et y associe les expressions indispensables à une relation harmonieuse. Saisi d’une créativité enfiévrée, il imagine en un jour le premier dictionnaire du moustachu.
Puis vient le temps de l’entraînement. Se faire obéir de sa moustache n’est pas chose facile, mais Gilles est motivé. Il développe des petits muscles faciaux qui lui étaient inconnus jusqu’alors et réalise des figures complexes avec sa moustache. Quand enfin il se sent prêt, il invite ses copains pour tester sa nouvelle forme de communication. La réussite de son stratagème est éclatante : avec l’aide du dictionnaire, ses amis comprennent parfaitement ce qu’il veut leur dire, et en plus ils se tordent de rire à voir cette moustache douée d’une vie propre s’agiter dans tous les sens. Avec les filles, cela fonctionne au-delà de ses attentes, elles sont tout simplement subjuguées. Gilles ne sera plus jamais seul, et la liste de ses conquêtes s’allonge autant que la chevelure d’un Sikh.

Mais le destin, une fois de plus, guette Gilles au détour du chemin. Atteint d’hypotrichose, il perd tous ses poils en quelques semaines, d’abord ceux de ses membres, puis son torse devient lisse lui aussi. Il surveille avec angoisse la progression de la maladie. Un matin, alors qu’il brosse avec amour sa moustache, il voit les premiers poils coincés dans le peigne. Quinze jours plus tard, il est entièrement glabre et totalement déprimé. Il devient aphone pour la seconde fois de sa vie.

Cette fois, il n’attendra pas dix ans avant de chercher une nouvelle manière de s’exprimer. Il se lance à corps perdu dans la peinture, et trouve le bonheur à communiquer ses émotions par le biais d’explosions de couleurs jetées sur la toile. Il dédie sa première exposition à son frère David, sans qui il n’aurait jamais découvert sa vocation de peintre. Désormais, plus rien ne l’arrêtera sur le chemin du succès.