Ordre de mobilisation. Matricule BA-47/64.928. Il est assis sur le rebord de son lit, le dos voûté, les coudes sur les genoux, les mains soutenant son visage défait. A ses pieds, son barda est posé, inerte. Il le fixe des yeux, incapable de déceler dans cet amas informe la moindre trace de danger, le moindre potentiel de destruction. Son matériel lui semble futile, inutile, une mascarade, même son fusil ressemble à un jouet. Jamais la fragilité de sa vie ne lui a paru aussi évidente qu’en cet instant. La guerre est aussi éloignée de cette chambre que Pluton du Soleil. Il est désemparé, il se croyait prêt pourtant, il s’est tellement entraîné, était certain de ses convictions. Mais le calme absolu qui règne dans sa maison, le rayon de soleil qui joue dans le rideau de dentelle blanche, l’odeur réconfortante du café qui monte de la cuisine, l’empêchent de se projeter dans le fracas du combat.
Un léger bruissement dans la chambre voisine lui fait relever la tête. Sa mère est déjà réveillée, ou peut-être n’a-t-elle pas dormi, comme lui. Il est temps d’aller lui faire ses adieux, mais la vision de son corps faible et amaigri le bouleverse déjà. Elle n’a que lui, un fils un peu rebelle, mal intégré dans la société, mais toujours dévoué, présent, même pour les soins les plus ingrats. Il va l’abandonner, elle, l’être le plus cher au monde, pour défendre des convictions qu’il n’est plus sûr de posséder. Désespoir.

Ordre de mobilisation. Matricule BA-47/81.162. Les rires des jumeaux retentissent, légers, joyeux, trémolos de notes cristallines en cascade. Ils pénètrent en lui, dissipant ses doutes, et viennent se graver dans son cœur. Voilà de quoi il devra souvenir, quand il sera là-bas, en enfer. Les garçons se poursuivent et tournent autour de lui en riant aux éclats, inconscients du drame qui se joue. Il regarde sa femme qui pleure doucement, assise à l’autre bout de la table. Elle est forte, elle saura s’en sortir quand il ne sera plus là, il n’est pas inquiet pour elle. Mais ses enfants, si beaux, si lumineux dans l’insouciance de leur jeunesse, il doit les protéger. Il perçoit les trésors fabuleux en eux, l’humanité, la solidarité, la fraternité. Quand ils seront grands, ils lutteront pour que plus jamais un père ne soit obligé de quitter ses enfants pour une guerre perdue d’avance, ils militeront pour la paix, ils défendront les valeurs et les droits de l’homme. Il se sent fort, invincible, il sera un rempart indestructible contre la barbarie qui menace ses enfants. Puissance.

Ordre de mobilisation. Matricule BA-47/42.561. Le bar est bruyant, mais il n’entend rien, il est comme anesthésié. Ils sont quatre, assis à la table du fond, comme chaque soir, et ils étaient amis dans cette vie qui n’existe déjà presque plus. La serveuse pose les quatre bières sur la table, et chacun voit dans le regard des autres que cette bière pourrait être la dernière. Il trinque avec ses copains, gravement. Silencieusement. Il n’y a pas de mots en cette circonstance. Mais il est trop tard pour les regrets.
D’autant qu’il s’en souvienne, il a toujours voulu mourir. Dépression endogène, disaient les médecins. Une obsession qui ne le lâchait pas. Angoissé, sombre, il avançait tant bien que mal, portant des fardeaux inconnus, se demandant à chaque pas ce qu’il faisait là, piégé dans cette existence dont il ne pouvait concevoir le sens. Perpétuellement accablé, sans désir et sans joie, il ne faisait qu’attendre le bout du tunnel. Mais maintenant que la mort s’offre à lui sur un plateau, il s’aperçoit qu’il n’en veut plus. Une ombre de révolte grandit en lui, il ne se comprend plus, ne se reconnaît plus. Il y a donc encore de la vie et de l’espoir en lui ? Cette volonté de disparaître n’était donc qu’une illusion, soigneusement entretenue par son psychiatre et sa famille ? Il la sent maintenant, cette formidable envie de vivre qui danse en lui, alors qu’il n’a jamais été aussi près de sa fin. Peur.

Ordre de mobilisation. Matricule BA-47/75.884. Les deux feuilles sont posées côte à côte sur son bureau. Il se demande quel mot pourrait convenir à cette horrible farce. Ironie, injustice ? Cruauté lui paraît justifié. Oui, seul un dieu cruel pourrait imaginer pareille monstruosité. Datés du même jour, son ordre de mobilisation et son acte de mariage se font face, amour et haine, union et dissolution, toujours la même opposition, le même combat entre ténèbres et lumière. La colère embrase son corps. Dommage que l’ennemi ne soit pas là, maintenant, en face de lui, il n’en ferait qu’une bouchée. Lui, le non-violent, le pacifiste, le généreux. Lui, amoureux fou de sa toute nouvelle et adorable épouse, lui le tendre, le doux, le compréhensif. Depuis toujours, il est le conciliant, le médiateur dans tous les conflits. Mais ce soir, il est devenu un tueur. Rage.

Ordre de mobilisation. Matricule BA-47/04.126. Profitant de la longue ligne droite qui se déploie devant elle, elle accélère. Elle aime sentir le jeu complexe de ses muscles, la fluidité souple de sa foulée. Sa respiration est régulière et elle transpire à peine malgré la chaleur du soleil. Sa condition physique est parfaite, elle s’entraîne avec acharnement, investit toute son énergie, plusieurs heures par jour. C’est à ce prix qu’elle tiendra le coup au cœur des combats meurtriers qui l’attendent. Elle étouffe sa peur sous une volonté de fer, écrase sa fragilité de femme sous des kilos de fonte. Son corps est un déni de faiblesse.
Depuis plusieurs années, l’armée a remplacé la figure paternelle, autoritaire, dure, impitoyable. La discipline, les privations, les efforts surhumains, la violence même, elle connaît, c’est son lot depuis toujours. Son armure est intérieure. Elle sera à la hauteur des espérances de ce père, à la fois admiré et détesté. Courage.

Ordre de mobilisation. Matricule BA-47/32.094. Le soleil se couche lentement derrière l’horizon, la lumière rasante sublime les reliefs sombres et dentelés des montagnes qui l’entourent. Il aimerait pouvoir prolonger encore ces instants magiques, mais il va falloir penser à redescendre s’il ne veut pas finir sa randonnée dans la nuit. Il admire une dernière fois la vue splendide, les pâturages verdoyants se libérant peu à peu de leur gangue neigeuse, les pics abrupts lançant leur défi constant aux téméraires, le torrent glissant impétueusement, heureux de rejoindre la vallée. Saisi par la beauté absolue de ce moment, rempli d’une joie sereine, il ne retient pas des larmes gonflées de gratitude. De là-haut, le tableau paisible des villages coquets lovés dans leurs écrins de verdure semble idyllique, rien ne laisse présumer de la force destructrice des rivalités, des jalousies et des rancunes qui broient la civilisation humaine, toutes les mesquineries quotidiennes de ses contemporains qui laminent le monde d’en bas. Relié à une conscience supérieure, il plane au-dessus de ces petites guerres absurdes, se laissant imprégner totalement par la plénitude de cette nature sauvage et puissante. Ce sera un être entier, réconcilié et réalisé, qui partira à la ruine demain. Confiance.

Ordre de mobilisation. Matricule BA-47/16.803. Avachi, grommelant et reniflant, il finit d’avaler un sandwich rassis. Relevant lourdement la tête, il jette un coup d’œil chassieux autour de lui. Il est seul dans un périmètre d’une dizaine de mètres, comme toujours. Les habitués du parc le connaissent et le fuient. Les mères et leurs mômes inventent des détours pour l’éviter. Ceux qui passent devant lui accélèrent le pas, le regard fuyant ou subitement pris de passion pour le ciel. Il lui semble que même les oiseaux n’osent pas voler au-dessus de lui.
Pourtant, avant son licenciement, il était un homme aimable, apprécié pour son caractère enjoué et son réservoir inépuisable d’histoires drôles. Mais les dernières années de galère l’ont aigri. Vautré sur son banc, l’air hargneux et le vêtement sale, il invective les passants, projette des grimaces aux gamins, crache sa rancœur dans un nuage de postillons et d’amertume. Il déteste ces gens bien nourris, bien habillés, promenant leur autosatisfaction en même temps que leur chien ou leurs enfants. Et cette société-là qu’il devrait défendre ? Sa vie ne vaut rien et il devrait la donner pour protéger ces patrons qui le mettent au placard, ces banquiers qui l’endettent, ces nantis qui l’anéantissent ? Haine.

Ordre de mobilisation. Le bataillon 47 a lancé une offensive éclair à la tombée de la nuit. Il n’y a aucun survivant.