La situation empire de jour en jour. C’était pourtant déjà arrivé, même si, à l’époque, je m’en étais sortie de justesse. Ma mémoire est courte, mais je me souviens encore de cette lente asphyxie, de cette sensation terrifiante d’affaiblissement, de déliquescence inexorable. Je me rappelle la déficience graduelle de mes fonctions cérébrales, cette apathie grandissante qui me contraignait à une dérive incontrôlable. La rumeur dit que si on plonge une grenouille dans une casserole remplie d’eau froide que l’on chauffe progressivement, la pauvre bête ne sent pas la mort arriver. Cette ineptie me met en rage. Comment un esprit humain pourrait-il appréhender ce que ressent une grenouille dans une casserole d’eau bouillante ? C’est cet orgueil démesuré, cette vanité de la connaissance absolue, ce manque total d’empathie envers les plus faibles qui finiront par perdre la race humaine. L’homme croit être le pivot autour duquel tourne la nature, alors qu’il n’est en réalité que le grain de sable dans les rouages d’un univers parfait et sophistiqué.
Comme la dernière fois, cela a commencé par une imperceptible perte de netteté de ma vision. Je me heurtais aux parois, aux êtres, aux objets. Je n’avais plus de repères, et je me déplaçais comme si j’étais perdue dans le brouillard, en trajets erratiques et désordonnés. Puis le contour des choses était devenu flou, imprécis, parfois même inexistant. Terrorisée, j’ai d’abord suspecté une attaque ou une tumeur au cerveau. Effet de la panique ou non, j’ai commencé à ressentir le manque d’oxygène : une langueur inhabituelle dans mes mouvements, une désorientation affolante dans mes pensées. C’était comme une ivresse inconnue, mais une part encore éveillée de ma conscience me soufflait que cette confusion me rapprochait de la fin.
Malheureusement, le problème s’aggrave. Tout s’épaissit autour de moi. J’avance comme si j’étais devenue centenaire en l’espace de quelques jours. Chaque mouvement, aussi infime soit-il, est un défi constant à l’apesanteur, je suis presque aveugle, ma peau part en lambeaux blanchâtres qui ondulent faiblement autour de moi. Venu du tréfonds de ma conscience vacillante, un ultime sursaut de révolte m’agite. Non, je refuse que cela soit ma fin, une mort d’anémique, une léthargie qui va jusqu’au bout d’elle-même, sans relever la tête pour une fin plus digne. Qu’ai-je fait de ma vie ? Une longue errance méditative et silencieuse, enfermée, à tourner en rond sans porte de sortie, sans trouver le moindre sens à cette lente déambulation passive. Je me sens inutile, une paria qui n’a su que profiter sans donner, incapable d’apporter sa pierre à l’édifice. Une vie improductive, vide, parasitaire. Ma tentative de rébellion s’éteint comme elle est née, dans un soubresaut. J’en viens à prier pour que mon agonie soit courte, pour qu’enfin je laisse ma place à d’autres, plus talentueux, plus méritants, qui sauront progresser, évoluer, s’émanciper de leur condition, peut-être.
Je suffoque, autour de moi flotte une odeur d’algues putréfiées qui s’insinue dans mes organes sensoriels, des micro-organismes virulents s’infiltrent par tous les pores de ma peau, je ne distingue plus qu’un halo spongieux et verdâtre qui me paraît de bien funeste augure. Une jungle putride, tentaculaire, se referme sur moi, envahit implacablement mon espace et soumet ma raison à sa pourriture triomphante. Elle m’englue tout autant que ma honte, honte d’avoir gaspillé ma trop courte existence, honte de mon manque de volonté à combattre cet anéantissement abject, honte d’être l’actrice impuissante de ce drame de seconde zone.
Une ombre sinistre me frôle, hésitante, à demi effacée. C’est mon compagnon de route, infatigable promeneur toujours à mes côtés. Il est pâle, décoloré, presque spectral dans la pénombre purulente qui nous entoure. Son corps flasque peine à se maintenir droit et semble couler vers le bas. Je croise son regard éteint et mon cœur se serre. Son œil vitreux, presque sans vie, me regarde sans me voir. Il entrouvre les lèvres et une bulle, fragile et éphémère, s’en échappe, comme un dernier frisson de vie qui refuserait de fléchir.
Je sombre lentement, rendant une par une les armes de ma pauvre existence pathétique. Ma dernière vision est celle du ventre blanc distendu de mon compagnon. Je me couche sur le côté, la bouche ouverte en un dernier murmure, asphyxiée et vaincue. Les sons s’éloignent jusqu’à s’effacer, et je n’entendrais pas cette voix criarde, de l’autre côté de la vitre, qui appelle :
« Théo, viens ici tout de suite ! Tu m’avais promis que tu t’en occuperais ! Il est vraiment temps de changer l’eau des poissons rouges !