Adèle a 15 ans. Ce pourrait être l’âge de l’insouciance, l’âge de vivre sans se préoccuper de l’avenir, parce que l’avenir, c’est un truc pour les vieux.
Mais le destin d’Adèle est sombre. Elle a joué et elle a perdu.
Et la chose grossit, impitoyablement.
Une fête chez Sam. Des adolescents débridés, momentanément libérés du joug des parents et de leur morale à deux balles. De la musique hurlante, de l’alcool, de la drogue, mais Adèle n’y touche pas. Elle n’en a pas besoin pour s’amuser. Elle est belle, elle est drôle, elle aime la vie sans concession. Et elle est amoureuse, aussi.
Alors, quand Sam lui propose de jouer à l' »Amant dans le noir », elle accepte, les yeux pleins d’étoiles. Deux numéros, tirés au hasard d’une casquette, une fille et un garçon, se retrouvent enfermés dans une chambre noire. Adèle y a déjà joué, et la plupart du temps, il ne se passe rien, quelques petits rires gênés, des caresses furtives, des baisers maladroits. Un titre de jeu trompeur, qui suggère plus d’adrénaline qu’il n’en suscite. Elle calcule : une chance sur quatre de tomber sur Sam, ça vaut la peine d’essayer.
Mais une ombre plane sur l’amour, ce soir. Adèle frémit dans la chambre aux volets fermés. Exaltation, appréhension, tout se mélange. Au jeu de la roulette, quelle balle sera tirée ?
Les mains qui l’empoignent ne sont pas amicales, le corps massif qui la force n’est pas celui de Sam. Le calvaire ne dure pas, trois mouvements rapides, un souffle rauque et c’est terminé. Adèle ne respire plus, tétanisée par ce qu’il vient de se passer. Dans sa stupeur, elle se dit qu’elle oubliera, quelques secondes d’horreur dans son existence, ce n’est rien, une peccadille qui s’estompe déjà.
À travers le brouillard glacé qui l’entoure, elle entend le garçon qui remonte son pantalon et qui s’éloigne vers la porte. Dans sa précipitation, il frôle l’interrupteur et la lumière jaillit. Alors Adèle sait que l’oubli n’est plus une option. Elle fixe le visage de son bourreau, les yeux écarquillés ; toute force la quitte, et pour longtemps.
Il la regarde, lui aussi, un instant déstabilisé, mais sa froideur reprend le dessus. Jérôme, haï et rejeté de tous pour sa laideur incommensurable et sa cruauté injustifiable. Un monstre adolescent qui laisse présager une vie d’adulte terrifiante.
‒ Si tu parles, t’es morte, siffle-t-il entre ses lèvres serrées. Et il disparaît.
Adèle a des cauchemars qui la tuent. Le bébé, décelé trop tard pour repartir vers le néant d’où il est venu, grossit dans son ventre comme une tumeur incontrôlable. Elle imagine qu’il a le visage repoussant de Jérôme et l’entend parfois ricaner du tour qu’il lui a joué. Elle rêve qu’il devient si énorme qu’il la fait éclater, ou qu’il la dévore de l’intérieur.
Elle hait cette chose qu’elle devra un jour appeler son fils.
Le petit grandit tant bien que mal. Tantôt sublimé par un amour maternel naissant, tantôt écarté comme un fruit pourri, il va pousser sans jamais savoir s’il est aimé ou détesté. Quand Adèle rit, l’enfant s’ouvre comme une fleur matinale pour capter la chaleur qui en émane. Imprégné d’une tendresse fugace, il ne comprendra jamais la raison du coup de sécateur qui suit et qui l’arrache brutalement à la terre maternelle.
En réponse aux questions de l’enfant sur son père, Adèle évoque un « camarade d’école », même si ce mot lui arrache la gorge. Le secret ne sera pas révélé.
N’ayant pas connu l’enfance, le garçon passe à l’âge adulte sans s’en rendre compte. Il quitte sa mère pour chercher d’autres vérités. Il téléphonera une fois par semaine, puis une fois par mois, quand il n’oublie pas.
L’enfant parti, Adèle n’est plus mère, mais n’en est pas soulagée. Le fils n’est plus là, mais le fardeau reste. Elle se compose une vie de survivante, incolore, arachnéenne, une vie en filigrane.
‒ Tu as quel âge, mon petit ?
‒ 8 ans, répond l’enfant.
‒ Tu habites aussi au numéro 10, je crois ? Je t’ai déjà vu dans l’ascenseur avec ta maman.
L’enfant se tortille sur le banc, visiblement gêné.
‒ Oui, même que ma maman, elle m’a dit de pas vous regarder comme ça, c’est pas poli.
‒ Qu’est-ce que tu regardais ?
‒ C’est vos mains, elles tremblent tout le temps … Et puis vos yeux, ils partent dans tous les sens, c’est bizarre …
La vieille dame a un petit rire.
‒ C’est difficile de devenir vieux, tu sais. Et puis, tout me fait peur …
‒ Ah oui, ça je connais ! Moi aussi j’ai peur à la recréation, il y a des grands qui me tapent dessus et moi je ne sais pas me défendre.
Adèle tressaille. La violence la bouleverse toujours autant.
‒ Tu en as parlé à tes parents ou à ta maîtresse d’école ?
‒ Oui, mais ils ne me croient pas, ou alors ils disent que je l’ai sûrement mérité …
‒ Pauvre petit, ça me fait de la peine d’entendre ça.
‒ Et vous madame, vous avez des enfants ?
La vieille dame reste silencieuse quelques instants.
‒ Oui, j’ai un fils, mais je ne le vois pas très souvent.
‒ Ah bon, pourquoi ?
‒ Je crois que je n’ai pas été une bonne mère pour lui …
Le garçon se lève d’un bond.
‒ Ah, ma maman m’appelle, je dois rentrer. Au revoir, madame.
‒ Au revoir mon petit. Je suis sur ce banc tous les après-midis s’il fait beau, tu peux revenir me voir quand tu veux. Tiens, n’oublie pas ton ballon !
Aurélien rentre chez lui, il a déjà oublié la vieille dame triste dans le parc. Il dévore son goûter et se précipite dans sa chambre, univers merveilleux construit à grand renfort de briques Lego et d’imagination. Chevalier ou boxeur, pompier ou magicien, il est enfin maître de son monde. Les tortionnaires de la recréation peuvent aller se rhabiller, il a son épée magique, un super pouvoir, une cape d’invisibilité. La puissance du justicier, la gloire du soldat, l’invincibilité du héros, prennent vie dans la chambre minuscule et la propulse aux dimensions d’une galaxie. Les heures passent sans que personne ne se préoccupe du garçon, mais il préfère cette solitude choisie à l’intérêt feint de ses parents.
‒ Aurélien, à table !
Le garçon s’arrache à son récit fantastique, terrasse le dragon de deux coups d’épée vengeurs, et, le laissant se vider de son sang sur le pont-levis, rejoint sa mère dans la cuisine. Il grimpe sur un tabouret et picore quelques bouts de tomates restés sur la planche à découper.
‒ Tu sais, maman, aujourd’hui j’ai parlé avec la vieille dame qui habite au-dessus …
‒ Tu t’es lavé les mains ?
‒ Oui, m’man, mais la vieille dame, elle m’a dit …
‒ Et tes devoirs, tu les as faits ?
‒ Oui, je les ai finis hier. Tu as entendu ce que je t’ai …
‒ Allez, à table, ça va être froid et tu sais que ton père n’aime pas ça. Pas envie de l’entendre râler en plus, ce serait le pompon !
Résigné, Aurélien se rend à la salle à manger et s’assied à sa place. Le tableau de famille est sinistre : le père prostré, indifférent, un bloc de silence impénétrable ; la mère, qui va et vient comme une fourmi affolée, apportant et débarrassant les plats ; le garçon sacrifié, déposé là comme un sac oublié sur un banc ; et, convive omniprésente, la télévision.
Le journal télévisé égrène ses horreurs, mais Aurélien ne s’y intéresse pas. Il ne comprend pas ce monde de violence et s’exile dans ses histoires imaginaires. Mais une image attire son attention, de hautes flammes orange sur fond de tourbillons de fumée noire bouillonnante. Des pompiers aux casques étincelants déroulent en courant des longueurs de tuyaux rouges. Le père sort de sa torpeur et monte le son :
« … combattent sans relâche depuis plus de deux heures le feu qui a pris dans les cuisines de la maison de retraite Les Myosotis à Chaumin. Le personnel et la plupart des résidents ont pu être évacués, mais deux d’entre eux manquent à l’appel. On ne connaît pas encore l’origine du sinistre et une enquête a été ouverte… »
Aurélien est fasciné par le bal des pompiers en uniforme, son imagination est prête à s’égarer, mais la caméra montre maintenant des images de rescapés hagards, désorientés, enveloppés dans des couvertures. Certains pleurent en regardant la vieille demeure partir en fumée. Une vieille femme tremblante apparaît plein cadre. Sa figure noircie est un masque de douleur et d’incompréhension. Elle tourne vers la caméra des yeux noyés de larmes, et Aurélien a un choc. Il lui semble reconnaître la femme âgée qu’il a rencontré l’après-midi. Mais finalement non, ce n’est pas elle. C’est la douleur dans ses yeux qui l’a fourvoyé, la dame sur le banc rayonnait la même tristesse. Il n’en a pas eu conscience sur le moment, mais il s’est passé quelque chose avec elle, quelque chose qu’il ne peut pas nommer du haut de ses 8 ans, mais qui l’a touché en profondeur.
Il ne s’agit plus de son décor de Lego, mais le cœur du preux chevalier tape dans sa poitrine enfantine. Adèle est sa princesse en détresse, et son désespoir entre en résonance avec le sien. Sa décision est prise, demain, il retournera parler avec la vieille dame.
Adèle s’éveille en pleurs, encore sous l’emprise du cauchemar. Elle était assise sur son banc habituel dans le parc, tellement desséchée par la solitude qu’elle n’entendait ni ne voyait rien autour d’elle. Un ballon de foot était venu heurter sa cheville, suivi par un garçon joufflu qui tentait maladroitement de l’attraper. Elle avait reconnu le petit qui habite au 5ème. Mais avant qu’elle n’ait eu le temps de lui parler, le visage du garçon s’était métamorphosé en un masque grinçant qui ressemblait à son fils, puis les traits s’étaient fondus pour révéler l’horrible faciès du père abhorré. Adèle se souvient avoir hurlé dans son rêve. Les larmes coulent sur ses joues ridées, et elle ne fait rien pour les arrêter. Elle est épuisée d’avoir à survivre.
Dans la matinée, les pleurs se tarissent. Elle repense à l’enfant de son rêve, le garçon qu’elle a rencontré dans le parc le jour précédent. C’est la solitude désespérante qu’elle a ressentie en lui qui lui a rappelé son fils, cette supplication silencieuse qui quémande de l’amour, à tout prix et sous n’importe quelle forme.
Cet après-midi, Adèle retournera au parc. Elle sait que le garçon viendra, elle le sent. Il s’approchera timidement, comme en demandant la permission. D’un sourire, elle l’invitera à s’asseoir près d’elle. Peut-être qu’ils resteront silencieux, peut-être qu’ils parleront. Et il reviendra le surlendemain, et leurs cœurs se réchaufferont. Ils seront comme deux funambules avançant sur le même filin, en équilibre précaire, prêts à tendre la main pour soutenir l’autre, mais conscients de ne pas pouvoir le rattraper en cas de chute.
Ainsi débute le temps des pansements et de la consolation. Pour Adèle, il est bien tard, mais elle y trouvera une rédemption fragile et finira sa vie dans une relative douceur. Aurélien, lui, découvrira l’attention, le respect, et même la tendresse. Il vivra et grandira avec sa famille, mais nourrira son âme auprès de la vieille dame. L’amour se cache où on ne l’attend pas.