Cette nouvelle a été primée lors du festival Mauves-en-noir 2019

femme triste

Céline sourit à son reflet dans le miroir. Ses grands yeux bleus limpides n’ont pas encore renoncé à la candeur et à l’innocence de l’enfance et posent toujours sur le monde un regard émerveillé. Elle observe sa peau claire, si fine et délicate qu’elle ne semble pas posséder le pouvoir de la protéger des agressions extérieures. Elle aime moins sa bouche, elle trouve qu’elle ressemble à ces petites lèvres peintes en rose sur le visage des poupées d’antan, et qui leur donnent un air pincé et peu naturel. C’est pourquoi elle sourit tout le temps, pour adoucir cette moue figée de celluloïd. Sa blondeur ensoleillée accentue encore l’impression de douceur et de fragilité qu’elle dégage. Souvent, les gens qui la côtoient lui parlent à voix basse, comme s’ils craignaient de la briser par des paroles trop dures ou trop fortes. Céline s’en amuse, et parfois même en joue pour obtenir ce qu’elle désire.
Elle jette un coup d’œil à sa montre. Déjà 20 heures passées, Marc ne va pas tarder à rentrer. Comme à chaque fois qu’elle pense à lui, elle est envahie d’une joie enfantine. Elle adore son mari, bien que la plupart de leurs amis pensent que leur couple soit mal assorti. Elle ne leur en veut pas, elle reconnaît que vu de l’extérieur, leur relation ressemble plutôt au jeu d’un gros chat affamé avec une petite souris effarouchée. Marc est un homme orgueilleux et très sûr de lui, mais sans méchanceté. C’est grâce à cet ego de matador qu’il a réussi sa vie et qu’elle peut profiter d’une oisiveté confortable. La présence imposante et le charisme envahissant de son mari l’impressionne toujours, même après tant d’années de mariage, mais ne l’effraie pas. Perdue dans ses tendres pensées, Céline entend claquer la porte d’entrée. Elle passe rapidement sa main dans sa chevelure pour lui redonner forme, puis se lève d’un bond joyeux et dévale l’escalier pour aller à la rencontre de l’homme qu’elle aime.

Enfin à la maison ! Cette journée de boulot était interminable. Les négociations avec les acheteurs n’avancent pas, et je commence à être à court d’arguments. Pourtant, il faut à tout prix conclure cette vente, ou je ne donne pas cher de l’avenir de la société. Cette idée me met en rage. J’ai trimé comme un fou, investi du temps et de l’argent, sacrifié sans remords loisirs et vie de famille pour bâtir cette entreprise de mes mains. Elle est toute ma fierté et je la défendrai bec et ongles. Quand je pense que je pourrais tout perdre à cause de cette bande de Japonais impassibles qui restent de marbre face à la qualité de nos produits, pourtant de loin les meilleurs sur le marché !
Le roulement d’une cavalcade effrénée dans l’escalier me sort de mes sombres pensées. C’est l’heure de l’apparition du tourbillon fantasque qui me tient lieu d’épouse. Céline s’arrête brusquement au bas de l’escalier et me sourit, arborant l’air facétieux d’une enfant qui a une surprise à annoncer à ses parents. Elle est rayonnante, comme d’habitude. J’aime ma femme, elle est d’une beauté, d’une spontanéité et d’une bienveillance naturelles qui m’émeuvent même après vingt ans de vie commune. Je me demande souvent ce qu’elle ferait sans moi, petite fille naïve perdue dans le tumulte d’une vie dure et compétitive qui n’est pas faite pour elle. Je suis son roc et elle est ma bulle d’air. Traditionnellement, quand je rentre du travail, nous prenons toujours un court moment pour nous retrouver. Elle aime se blottir contre moi, nous nous lovons au creux des coussins du canapé, sans bouger, sans parler, juste pour échanger comme des vases communicants consentants, ma force protectrice contre sa tendresse émolliente. C’est le seul espace d’intimité que je lui accorde (mise à part la simple formalité d’une sexualité qui me paraît une hygiène de couple nécessaire), mais c’est important pour elle, alors je lui offre ce petit plaisir. Mais ce soir, je suis trop fatigué et préoccupé, je me contente de la serrer brièvement dans mes bras et de l’embrasser furtivement, avant de monter dans mon bureau me replonger dans mes dossiers.

Céline reste interloquée, statufiée par l’attitude distante de son mari. « Il n’a rien vu », songe-t-elle horrifiée, « Il n’a rien vu ! ». Ses lèvres de poupée se mettent à trembler, et elle sent venir des pleurs qui promettent d’être diluviens. Elle pleure beaucoup ces temps-ci, elle ne sait pas trop pourquoi. Mais cette fois-ci, la fois de trop, au lieu de laisser le vase déborder, la femme blessée implose. Elle reste immobile, monolithe dressé au milieu du champ de ruine qu’est devenu l’entrée de sa maison. Elle n’est plus qu’un bloc de pierre froide, en apparence inerte, mais à l’intérieur, un cataclysme destructeur la ravage méthodiquement. Il fouille furieusement tous les recoins de son être et ne laisse rien sur son passage. Un ouragan de force 10 disperse impitoyablement ses sentiments, des éclairs aveuglants foudroient toute tentative de pitié avant qu’elle n’ait eu le temps de naître, des lames de fond gigantesques submergent excuses et justifications et enlisent toute forme de pardon. Les remparts cèdent, les digues brisées ne retiennent plus les flots blancs de la rage, contenus depuis trop longtemps derrière les murs d’une citadelle de bonté et d’innocence qu’elle croyait invulnérable. La fragile et naïve épouse se dissout dans le feu glacé d’une colère froide, et Céline, enfin maîtresse de son intégrité et de son destin, renaît de ses cendres.

Je m’éveille dans l’obscurité absolue. Il n’y a pas le moindre bruit, pas la moindre lueur, pas le moindre courant d’air. Je me sens désorienté, comme quand on se réveille dans une chambre étrangère. Je cherche à tâtons l’interrupteur de ma lampe de chevet, mais mes doigts hésitants ne rencontrent qu’un sol dur et froid. Mais qu’est-ce que je fais là, allongé par terre ? Et où suis-je ? J’essaie de me souvenir. Une virée un peu trop arrosée avec les copains qui aurait mal fini ? Une blague idiote de ma femme ? Elle a toujours eu un sens de l’humour un peu particulier. J’ai peut-être eu un accident ? Mais je n’entends pas les bruits caractéristiques d’une chambre d’hôpital. Mes mains palpent mon corps, on dirait que je vais bien, juste un peu ankylosé et courbatu. Je suis vêtu d’un short et d’un T-shirt et j’ai froid. Mes mains continuent leur exploration tâtonnante. Je suis étendu sur une sorte de matelas de toile, rembourré de paille. Cela explique mon mal de dos, je gis sur une paillasse à même un sol en béton rugueux et humide.
Je ne peux retenir un léger sourire. Tout cela est tellement étrange, cela ne peut être qu’une idée de Céline, toujours à la recherche de trucs loufoques pour pimenter notre vie amoureuse ! Bien, il ne me reste qu’à trouver la sortie pour rejoindre ma femme, ravie et trépignante comme une gosse devant un stand de barbe à papa. Je me lève en grimaçant, il va me falloir une bonne nuit de sommeil avant de pouvoir relancer efficacement notre vie de couple !
Les bras tendus devant moi, j’avance précautionneusement. Le noir total est très déstabilisant, j’ai l’impression de tituber, comme si j’avais trop bu. Trois pas suffisent à m’amener jusqu’à un mur glacial et suintant. Écœuré par cette sensation glauque sous mes doigts, je longe la paroi jusqu’au premier angle. Il me faut à peine une minute pour compter trois autres angles, mais cette minute est suffisante pour me faire passer d’un optimisme légèrement amusé à une inquiétude sournoise. Je n’ai croisé aucun signe d’une possible ouverture. Je tente un second tour, plus précipité, en m’écorchant les mains. Rien. Pas un interstice, pas une différence de matière, rien. Mon cœur cogne si fort qu’on dirait qu’il cherche la sortie, lui aussi.
Malgré le froid, la sueur dégouline le long de mon dos. Des pensées incohérentes fusent, s’entrechoquent. Espoir, incrédulité et claustrophobie livrent bataille à l’intérieur de moi. Je dois me calmer, respirer. Je me mords les lèvres, et la douleur éclaircit mon esprit. S’il n’y a pas de porte, il y a sûrement une trappe. J’explore le sol à quatre pattes, affolé comme une fourmi après un coup de pied dans sa fourmilière. Je heurte brutalement un objet métallique qui roule jusqu’au mur. Le bruit explose dans ma tête, et je laisse échapper un gémissement de bête blessée. C’est un seau, et je comprends sans peine quelle peut être son utilité.
Je m’allonge sur la paillasse, tremblant et oppressé. Il faut que je réfléchisse, quel est mon dernier souvenir ? Mon esprit est un magma bouillonnant, rien ne peut en émerger. Petit à petit, la tempête se calme, mes muscles se relâchent, mon souffle retrouve un rythme normal. Je reste ainsi prostré plusieurs heures, enfin, ce qu’il me paraît être plusieurs heures. Je n’ai plus aucune notion du temps, et je pourrai être là depuis des heures ou des jours, je n’en sais absolument rien. L’air est immobile, l’obscurité aliénante et le silence accablant. Rien ne me raccroche à la réalité, le seul sens qu’il me reste est au bout de mes doigts, mais il n’y a rien à toucher. Juste mon corps, un matelas et un seau, à l’intérieur d’un cube hermétique et glacé. Même mon esprit, d’habitude si libre et volatile, est enfermé dans une prison d’immatérialité. Je reste atone, sans forces, et j’observe impuissant le démantèlement implacable de mes pensées, incapable de réagir, comme emmuré dans mon inaction.
Soudain, la fureur déferle en moi avec une telle violence que je prends peur. Je me sens si fragile qu’elle pourrait me fracasser, telle une frêle statuette brisée par son sculpteur insatisfait. Le hurlement qui sort de ma bouche pourrait fêler un verre s’il y en avait un. Ma rage questionne, menace, accuse, frappe, pulvérise un adversaire invisible. Le matelas absorbe, subit, encaisse, mais ne répond pas à mes questions. Le seau valdingue, rebondit, ricoche, mais son raffut ne suffit pas à remplir le néant qui m’entoure. Je suis seul, et cette solitude me fait douter de mon existence même.
Je m’effondre, épuisé par cette lutte instinctive, mais inutile. Je ne me reconnais plus, je ne suis plus cet homme qui dirigeait d’une main de fer, qui décidait sans états d’âme, qui traçait son chemin, se jouant des obstacles et se riant de ses adversaires malchanceux. Je ne suis plus qu’une larve rampante, engluée par la peur, le désespoir et la honte. Étrangement, il me faudra encore quelques heures imprécises pour que viennent les pleurs. On dit qu’ils sont libérateurs, mais les miens n’ouvrent aucune porte, ni ne soulagent de l’oppression, ni n’attendrissent mon ennemi fantôme. Mes larmes me noient et m’effacent, comme la marée efface sans pitié les traces des êtres vivants sur le sable. Il est connu que si l’on est privé de la vue, les autres sens s’affinent. C’est faux, je peux en témoigner. Je n’existe plus que par la partie de mon corps qui touche le matelas. Le reste a disparu, je suis le silence, je suis le froid, je suis la nuit. Maintenant je peux penser, rêver à ce que j’ai perdu, je n’en souffre plus. La souffrance est humaine, et je ne suis plus humain.
L’homme qui n’est plus un homme délire, il entend des rires d’enfants, des cascades, de la musique, le bruit lent et rassurant de son cœur. Ses narines frémissent en captant l’odeur du lilas de la terrasse, le parfum de Céline, l’arôme d’une tarte aux pommes à la cannelle, dont la suavité tiède descend dans sa gorge. Il retrouve le goût acidulé de ses bonbons préférés, apprécie la brûlure d’un dernier whisky. Un souffle caresse sa joue, une main douce prend la sienne. Il revoit Céline, campée au bas de l’escalier, plongée dans un contre-jour qui révèle ses formes superbes, elle sourit, elle est différente, mais il n’arrive pas à voir ce qui a changé. Elle a l’air d’attendre quelque chose. Dans ses yeux, il perçoit l’amour, la joie, et une nuance de … de quoi ? C’est fugace, de la déception, de la colère peut-être aussi.
Le flot d’odeurs, de couleurs, de sensations s’estompe, il invite l’obscurité à entrer en lui. Il accepte avec reconnaissance l’anéantissement de ses souvenirs, de sa mémoire d’être humain. Il est en paix, réunifié, il a enfin renoncé à toute espérance, il abandonne les lambeaux de vie qui s’accrochaient encore à son âme déjà éteinte, et c’est là, dans ce noir absolu, qu’il voit et qu’il comprend enfin, mais il est trop tard. Sa dernière image, qui s’imprime si clairement sur sa rétine qu’elle en paraît d’une hallucinante réalité, est celle de sa femme, ses cheveux plus blonds et plus courts, espérant un compliment qui ne vient pas. S’il en avait encore la possibilité, il irait prévenir tous les hommes de la Terre : n’ignorez jamais une femme qui revient d’une visite chez son coiffeur.